En face de nous avait pris place un homme influent et haut placé. Il était très pénétré de cela, et toute son attitude, tous ses gestes et ses regards le proclamaient. C’était un haut fonctionnaire du gouvernement, et les gens autour de lui montraient très obséquieux. Il lança à quelqu’un qu’il était tout à fait inconvenant qu’on le dérangeât pour une affaire de si peu d’importance. Il disait que ses subordonnés n’étaient pas à la hauteur de leur tâche, et les personnes qui l’écoutaient étaient très intimidées et inquiètes. Nous volions très haut, à six mille mètres d’altitude, et l’on apercevait parfois par une trouée dans les nuages, le bleu de la mer, des montagnes ouvertes de neige, des îles ou des baies. Les maisons et les villages étaient minuscules; un fleuve qui venait se jeter dans la mer n’était qu’un mince ruban d’argent; il traversait d’abord une ville et ses eaux étaient d’un gris sale, mais bientôt elles retrouvaient leur limpidité et leur éclat. Derrière nous était assis un officier en uniforme, la poitrine couverte de décorations. Il semblait sûr de lui et distant. Il appartenait à cette classe spéciale qui existe dans tous les pays du monde.

Qu’est-ce donc qui nous pousse ainsi à rechercher les honneurs, la considération et les encouragements? Pourquoi sommes-nous si fats? Pourquoi tenons-nous tant à nous faire un nom, une situation, une fortune? L’anonymat est-il dégradant? Est-il méprisable d’être inconnu? Pourquoi courons nous après la célébrité, la popularité? Qu’est-ce donc qui nous rend mécontents de nous-mêmes? Avons-nous si peur et honte de ce que nous sommes que le nom, la situation et la fortune prennent une telle importance? Il est étrange de voir la puissance de ce désir d’être reconnu, d’être applaudi! Dans l’excitation de la bataille on fait des choses incroyables pour lesquelles on reçoit des félicitations; on devient un héros pour avoir tué un homme. Les privilèges, le talent, les capacités et le travail nous permettent d’arriver près du sommet (quoique le sommet ne soit jamais le sommet, car on désire toujours davantage, et encore plus quand on est intoxiqué par le succès). Vous vous identifiez totalement à votre pays ou a votre travail; sur vous reposent le succès ou l’échec, vous êtes le pouvoir. Les religions organisées offrent situation, prestige et honneurs; là aussi vous êtes quelqu’un, important et respecté. À moins que vous ne deveniez le disciple d’un maitre, d’un guru, et que vous l’assistiez dans son oeuvre. Vous le représentez, vous partagez ses responsabilités, vous donnez et d’autres reçoivent , et ainsi vous êtes revêtu de son importance. Bien que ce ne soit qu’en son nom, vous êtes cependant le moyen. Vous pouvez vous ceindre les reins d’un pagne ou revêtir la robe du moine, mais c’est vous qui faites le geste, c’est vous qui renoncez.

D’une façon ou d’une autre, d’une manière subtile ou grossière, le moi est nourri et entretenu. En dehors de ses activités antisociales et dangereuses, pourquoi le moi doit-il se maintenir? Bien que nous soyons dans le tumulte et l’affliction, avec des plaisirs passagers, pourquoi le moi s’attache-t-il aux récompenses intérieures et extérieures, à poursuivre inévitablement la souffrance et la misère? La soif d’activité positive pour s’opposer à la négation nous pousse à tenter d’être par tous les moyens; cette lutte que nous menons, ces efforts que nous faisons nous donnent l’impression d’être vivants, l’impression que notre vie a un but et que petit à petit nous pourrons éliminer les causes de conflits et de peines. Il nous semble que si notre activité cessait nous ne serions plus rien, nous serions perdus, et notre vie n’aurait plus aucune signification; et ainsi nous restons au niveau du conflit, de la confusion et de l’antagonisme. Mais nous avons aussi le sentiment qu’il y a autre chose, au-dessus et au-delà de toute cette misère; ainsi sommes-nous perpétuellement en lutte avec nous-mêmes.

Plus l’extérieur est brillant, plus l’intérieur est pauvre; mais il ne suffit pas, pour se libérer de cette pauvreté, de se ceindre les reins d’un pagne. C’est le désir de devenir qui est la cause de cette pauvreté, de ce vide intérieur, et quoi que vous fassiez, ce vide ne sera jamais comblé. Vous aurez beau lui échapper par des moyens grossiers ou raffinés, il sera toujours aussi près de vous que votre ombre. Vous pouvez refuser de vous pencher sur ce vide, il n’en sera pas moins là. Que le moi renonce à ses particularités ou qu’il se pare de subtils ornements, rien ne pourra jamais cacher cette pauvreté intérieure. Par ses activités, intérieures ou extérieures, le moi essaie de s’enrichir, il appelle cela l’expérience ou bien lui donne un nom différent selon sa culture ou ses goûts. Le moi ne peut jamais être anonyme, il peut changer de vêtement, prendre un nouveau nom, mais la substance même est l’identité. Cette identification l’empêche de comprendre sa véritable nature. Ce sont toutes ces opérations d’identification qui édifient le moi, positivement ou négativement; et son activité a toujours pour but de dresser un mur autour de lui, si vaste en soit l’enceinte. Tous les efforts qu’accompli le moi pour être ou pour ne pas être l’éloignent de ce qui est. À part son nom, ses attribut, ses habitudes, ses facultés et ses bien, qu’est le moi? Que reste-t-il du “je” quand on lui retire ses qualités? Est-ce la peur du néant qui le pousse à agir? Mais il est néant, il est le vide.

Si nous sommes capables de regarder ce vide en face, d’accepter simplement cette douloureuse solitude, la peur disparait alors complètement, et une transformation radicale s’opère. Pour cela, il faut que ce néant se révèle sans la participation du moi et de ses facultés. S’il y a un désir d’éprouver ce vide afin de lui échapper, de le dépasser, alors il ne peut ya voir aucune révélation, car le moi, étant une identité , continue. Tant qu’il y a un sujet et un objet d’expérience, il n’y a pas d’expérience véritable. C’est la révélation de ce qui est sans le nommer qui libère ce qui est.

Il disait qu’il avait étudié la question à fond, qu’il avait lu tout ce qu’il avait pu trouver sur le sujet, et il était convaincu qu’il existait des maîtres en diverses parties du globe. Ils ne se montraient en personne qu’à quelques-uns de leurs disciple, mais ils étaient en contact avec les autres par d’autres moyens. Ils exerçaient une influence bénéfique et guidaient les pensées et les actions des leaders du monde, bien que ceux-ci n’en eussent pas conscience; et ils provoquaient la révolution et la paix. Ils étaient convaincu que chaque continents avait un groupe de maîtres qui façonnait son destin et répandait sur lui ses bénédictions. Il avait connu plusieurs élèves des Maîtres — du moins c’est ce qu’ils lui avaient laissé entendre, reconnaissait-il prudemment. Il était absolument sincère et il désirait en savoir davantage sur les maîtres. Était-il possible de les voir en personne, d’avoir un contact directe avec eux?

Comme le fleuve était calme! Deux petits martins pêcheurs volaient au ras de l’eau, allant et venant sans s’éloigner de la rive; des abeilles venaient puiser de l’eau qu’elles emmenaient à leur ruche, et une barque de pêche se tenait au milieu du courant. Sur la berge les arbres touffus faisaient une ombre dense et lourde. Dans les champs les jeunes pousses de riz étaient d’un beau vert éclatant, et les bruants poussaient de petits cris. Tout était calme et simple, et il paraissait presque déplacé de parler de nos pauvres petits problèmes devant tant de beauté et de douceur. C’était le soir. Le Le ciel était d’un bleu très tendre. Le bruit des villes ne venait pas jusque-là. Il y avait un petit village de l’autre côté du fleuve, et un sentier descendait descendait jusqu’à la berge.

Un jeune garçon chantait d’une voix claire, et ce chant ne troublait pas la paix du paysage.

Comme nous sommes étranges! Nous allons chercher très loin ce que nous avons sous la main. La beauté est toujours là-bas, jamais ici; la vérité n’est jamais chez nous, mais toujours ailleurs. Nous allons à l’autre bout du monde pour trouver le maître, et nous ne connaissons pas le serviteur; nous ne comprenons pas les petites choses de la vie quotidienne, les joies, les peines de chaque jour, mais nous nous lançons à la recherche du mystérieux et du caché. Nous ne connaissons pas , mais nous voulons suivre et servir celui qui promet une récompense, un espoir, une utopie. Tant que nous serons dans la confusion , tout ce que nous choisirons sera aussi dans la confusion. Nous ne pouvons rien voir distinctement tant que nous sommes à demi aveugles; et ce que nous percevons est toujours partiel et n’est donc pas réel.

Nous savons tout cela, et pourtant nos appétits sont si puissants qu’ils nous jettent toujours dans les illusions et les douleurs perpétuelles.

C’est la croyance au maitre qui crée le maitre, et l’expérience est façonnée par la croyance. Croire en un mode d’action défini, ou en une idéologie, finit par faire venir ce que l’on désirait, mais au prix de quelles souffrances! Si un individu a des capacités, la croyance devient alors un puissant instrument entre ses mains, une arme plus dangereuse qu’un fusil. Pour la plupart d’entre nous, la croyance a une signification beaucoup plus grande que la réalité. Il n’est pas besoin de croyance pour comprendre ce qui est; au contraire, les croyances, les idées, les préjugés sont des obstacles infranchissables dressés devant la compréhension. Mais nous préférons nos croyances, nos dogmes; ils nous réchauffent, ils promettent, ils encouragent. Si nous comprenions la façon dont agissent nos croyances et pourquoi nous tenons tant à elles, l’une des principales causes de l’antagonisme disparaîtrait.

Le désir d’obtenir, pour soi ou pour un groupe, conduit à l’illusion et à l’ignorance, à la destruction et à la douleur. Le désir ne porte pas seulement sur un nombre toujours croissant de satisfactions physiques, mais aussi sur la puissance: puissance de l’argent, du savoir, de l’identification. Désirer davantage, c’est faire naître le conflit et la douleur. Nous essayons d’échapper à cette douleur par toutes sortes de tromperies vis-à-vis de nous-mêmes, de refoulements, de substitution et de sublimations; mais le désir n’en continue pas moins son oeuvre, à un niveau différent peut-être. Quel que soit le niveau où opère le désir, il engendre toujours le conflit et la souffrance. L’une des échappatoires les plus faciles est le gourou, le maître. Certains trouvent une échappatoires dans l’idéologie politique avec toutes les activités que cela comporte, d’autres s’adonnent aux rituels et aux disciplines, d’autres encore se donnent à un maître. Ainsi ce sont les moyens d’évasion qui deviennent prépondérants, et la crainte et l’obstination préservent ces moyens. Ainsi vous ne vous souciez plus de savoir ce que vous êtes, c’est le maître qui est important. Vous n’avez qu’une importance de serviteur, quelle que soit la signification de cette tâche; vous n’êtes plus qu’un disciple. Pour devenir un des leurs, vous devez accomplir certaines choses, vous conformer à certaines règles, subir certaines épreuves. Vous acceptez de faire tout cela et plus encore, car l’identification est source de plaisir et de puissance. Au nom du maître, le plaisir et la puissance deviennent respectables. Vous n’êtes plus seuls, vous n’êtes plus angoissés: Vous appartenez au maître, au parti, à l’idée. Vous êtes en sécurité.

Après tout, c’est cela que la plupart d’entre nous désirent: être en sécurité. Être perdu avec les autres est une forme de sécurité psychologique; s’identifier à un groupe ou à une idée, profane ou spirituelle, c’est se sentir en sécurité. C’est pour cela que nous nous raccrochons presque tous au nationalisme, même si nous voyons qu’il n’apporte qu’un peu plus de destruction et de misère; c’est pour cela que les religions organisées ont un tel empire sur les gens, même alors qu’il est bien évident qu’elles ne font que diviser et créer encore plus d’antagonismes dans le monde. Le désir de sécurité individuelle ou collective engendre la destruction, et le désir de sécurité psychologique fait naître l’illusion. Notre vie est illusion et douleur, avec de rares instants de clarté et de joie, aussi accueillons-nous avec enthousiasme toute promesse de havre. Certains voient la futilité de l’utopie politique et se tournent vers la religion pour se trouver en sécurité auprès d’un maître, dans les cadres d’un dogme, dans la frontière d’une idée. Comme la croyance façonne l’expérience, les maîtres deviennent une réalité à laquelle on ne peut plus échapper. Une fois qu’il a goûté aux plaisirs que procure l’identification, l’esprit se trouve profondément enraciné, et rien ne pourra plus l’ébranler; car l’expérience est son critère.

Mais l’expérience n’est pas la réalité. On ne peut pas faire l’expérience de la réalité. Elle est. Lorsqu’on croit faire l’expérience de la réalité, on ne connaît que l’illusion. Toute connaissance de la réalité est illusion. La connaissance ou l’expérience doivent cesser pour que la réalité soit. L’expérience ne peut pas rencontrer la réalité. L’expérience façonne la connaissance, et la connaissance dirige l’expérience; l’une et l’autre doivent cesser pour que la réalité soit.

Le brouillard avait persisté toute la journée et alors que vers le soir il commença à se dissiper, un vent venu de la mer se leva – un vent froid et vif qui faisait tourbillonner les feuilles mortes et asséchait la terre. C’était une nuit de tempête menaçante. Le vent s’était déchaîné, les maisons faisaient des bruits de craquement et de nombreuses branches étaient arrachées des arbres. Le lendemain matin, le temps était si clair qu’on avait l’impression de pouvoir toucher les montagnes. La chaleur était revenue avec le vent, mais en fin d’après midi, comme le vent s’apaisait, le brouillard venu de la mer s’installa à nouveau.

Que la beauté et la richesse de la terre sont extraordinaires. Il est impossible de s’en lasser. Les lits desséchés des rivières sont remplis de vie: ajoncs, pavots, grands tournesols jaunes et des lézards sur les galets. Un serpent à raies brunes et blanches prend le soleil, sa langue noire sans cesse en mouvement, et de l’autre côté du ravin, un chien aboie en poursuivant un lapin ou un écureuil.

Le consentement n’est jamais le produit de la réalisation, de la réussite, ou de la possession des choses. Il ne naît pas de l’action ou de l’inaction. Il vient de la plénitude de ce qui est et non de l’inaction. Ce qui est plein ne requiert nulle altération, nul changement, Seul l’incomplet essayant de devenir complet connaît le tumulte du mécontentement et de la modification. C’est ce qui est qui est qui est incomplet et non le contraire. Ce qui est complet est irréel et la quête de l’irréalité est cette douleur du mécontentement qui ne peut se guérir. C’est la tentative même d’apaiser cette douleur qui constitue la recherche de l’irréel, et c’est de là que nait le mécontentement. Il est impossible de sortir du mécontentement. Avoir conscience du mécontentement, c’est avoir conscience de ce qui est, et c’est dans cette plénitude qu’existe un état qui peut être appelé contentement. Il n’a pas de contraire.

La maison dominait la vallée, et les plus hauts sommets des montagnes lointaines étaient embrasés par le soleil couchant. Leurs masses rocheuses semblaient tomber du ciel et irradier une lumière intérieure, et depuis la chambre qui s’obscurcissait, la beauté de cette lumière était infinie.

C’était un homme encore jeune, ardent, et à la recherche de quelque chose.

– J’ai lu plusieurs livre sur la religion et les pratiques religieuses, ainsi que sur la méditation et sur les diverses méthodes préconisées pour atteindre l’état le plus élevé. J’ai été un certain temps attiré par le communisme, mais j’ai vote compris que ce n’est qu’un mouvement régressif, en dépit des nombreux intellectuels qui en font partie. J’ai aussi été attiré par le catholicisme, car certaines de ses doctrines me plaisaient et j’ai pensé un moment me convertir. Mais un jour, alors que je parlais à un prêtre très cultivé, j’ai réalisé combien la prison du catholicisme était semblable à celle du communisme. J’ai été marin sur un cargo sans destination fixe, et cela m’a conduit en Inde où je suis resté presque un an. J’eus alors l’idée de me faire moine, mais c’était trop coupé de la vie et trop idéaliste, en même temps qu’irréel. J’ai essayé de vivre seul afin de méditer, mais cela aussi prit fin. Et après toutes ces années, il me semble que je suis toujours totalement incapable de contrôler ma pensée, et c’est de ça que je veux parler. Bien sûr, j’ai d’autres problèmes, sexuels et autres, mais si je pouvais maîtriser ma pensée, j’arriverais sans doute à refréner mes désirs et mes besoins envahissants.

La maîtrise des pensées conduira-t-elle à l’apaisement des désirs, ou simplement à leur refoulement, ce qui ne pourra qu’entrainer d’autres problèmes tout aussi profonds?

— Vous ne conseillez sans doute pas de s’abandonner à ses désirs. Le désir procède de la pensée et dans mes tentatives de la contrôler, j’avais espéré maîtriser également mes désirs… On ne peut maitriser ou sublimer ses désirs, mais même pour les sublimer il faut déjà les tenir en échec. La plupart des grands maitres disent qu’il faut absolument transcender les désirs, et ils préconisent diverses méthodes pour ce faire.

Mais qu’en pensez-vous, vous , sans tenir compte de ce qu’ont pu dire les autres? Le seul contrôle du désir suffira-t-il à résoudre les nombreux problèmes du désir? Le refoulement ou la sublimation du désir permettra-t-il de le comprendre, ou de vous en libérer? Au travers d’une quelconque occupation, religieuse ou non, on peut discipliner l’esprit tout au long de la journée. Mais l’esprit occupé n’est pas l’esprit libre et de toute évidence seul l’esprit libre peut avoir conscience de la créativité intemporelle.

— N’y a-t-il pas de liberté possible dans la transcendance du désir?

Qu’entendez-vous par transcendance du désir?

— Pour réaliser sa propre conception du bonheur, et aussi du plus élevé, il est nécessaire de ne pas être mû par le désir et de ne pas être pris dans son tumulte et sa confusion. Il est essentiel d’avoir tout contrôle sur le désir et pour cela il faut bien le soumettre. Et au lieu qu’il poursuive les choses triviales de la vie, on peut mettre ce même désir au service du sublime.

Vous pouvez changer l’objet du désir, passer de l’envie d’une maison au désir du savoir, aller du plus bas au plus haut, mais cela reste toujours du. domaine du désir, n’est-ce pas? On peut se désintéresser des choses de ce monde, mais le désir du ciel est lui aussi recherche d’acquisition. Le désir cherche sans cesse la réalisation, l’obtention de quelque chose, et c’est ce mouvement même du désir qu’il nous faut comprendre, sans essayer de l’écarter ou de l’étouffer. Si nous ne comprenons pas le processus du désir, le contrôle qu’on peut avoir sur la pensée n’a pas une grande signification.

— Cela m’oblige à retourner à mon point de départ. Même pour comprendre le désir, la concentration est nécessaire et c’est en cela que réside ma principale difficulté. J’ai l’impression de ne pas pouvoir contrôler mes pensées, qui vont et viennent en tous sens et s’amoncellent dans le plus grand désordre. Pas une seule pensée ne semble émerger avec continuité de toutes ces inepties.

L’esprit est une machine qui fonctionne jour et nuit, sans la moindre pause, que nous dormions ou soyons éveillés. L’esprit est aussi agité et rapide que la mer. Une autre partie de ce mécanisme intriqué et complexe tente d’exercer son contrôle sur l’ensemble du mouvement et c’est là que commence le conflit entre les désirs opposés et les impulsions. On peut appeler l’un la partie supérieure et l’autre sa partie inférieure, mais tous deux sont du domaine de l’esprit. L’action et la réaction de l’esprit, de la pensée, sont presque simultanées et presque automatiques. La totalité de ce processus conscient et inconscient qui accepte et refuse, qui se confirme et lutte pour être libre, est extrêmement rapide. Et la question n’est pas comment contrôler ce mécanisme complexe, car le contrôle suscite la friction et consomme inutilement de l’énergie, mais plutôt est-il possible de ralentir cet esprit si rapide?

— Mais comment?

Le “comment” ne présente aucun intérêt. Le “comment” peut seulement déboucher sur un résultat, une fin sans grande signification. Et dès qu’elle est obtenue , une nouvelle quête en vue d’un autre résultat satisfaisant sera entreprise, avec sa cohorte de souffrances et de conflits.

— Mais alors que faut-il faire?

Pensez-vous que votre question soit pertinente? Vous n’essayez pas de découvrir par vous-même ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux dans le fait de ralentir l’esprit, vous essayez seulement d’obtenir un résultat. Il est relativement facile d’obtenir un résultat, n’est-ce pas? Mais est-il possible que l’esprit ralentisse sans qu’on le freine?

— Que voulez vous dire par ralentir?

Lorsque vous roulez très vite en voiture, le paysage est flou, ce n’est qu’à l’allure du pas que vous pouvez percevoir les détails des arbres, les fleurs et les oiseaux. La connaissance de soi vient avec le ralentissement de l’esprit, mais cela ne veut pas dire qu’il faille forcer l’esprit à ralentir. La contrainte suscite la résistance, et nous ne devons pas gaspiller d’énergie à ralentir l’esprit. N’en est-il pas ainsi?

— Je crois que je commence à comprendre. Tous les efforts que nous faisons pour contrôler la pensée sont inutiles, mais je ne vois pas ce que l’on peut faire d’autre.

Nous n’en sommes pas encore au problème de l’action, n’est-ce-pas? Nous essayons de comprendre qu’il est important de réduire la vitesse de l’esprit, nous ne nous occupons pas de la manière à employer pour cela. L’esprit peut-il ralentir? En quelles circonstances?

— Je ne sais pas, je n’y avait pas réfléchi.

N’avez-vous pas remarqué que lorsque vous regardez quelque chose, l’esprit tourne au ralenti? Lorsque vous regardez cette voiture qui passe sur la route, là bas, ou n’importe quel objet, votre esprit ne fonctionne-t-il pas plus lentement? Le fait de regarder, d’observer, ralentit effectivement l’esprit. Regarder une image, un tableau, un objet, aide à calmer l’esprit, comme le fait la répétition d’une phrase. Mais c’est alors que l’objet ou la phrase devient de première importance, et non plus le ralentissement de l’esprit et ce que cela permet de découvrir.

— Je regarde ce que vous êtes en train d’expliquer, et j’ai conscience d’avoir l’esprit plus calme.

Regardons-nous jamais quelque chose, ou ne faisons nous qu’interposer entre l’observateur et l’observé un écran de préjugés divers, de valeurs, de jugements, de comparaisons et de condamnations?

— Il est presque impossible de ne pas avoir cet écran. Je ne pense pas être capable de porter ce genre de regard vierge sur l’extérieur.

Ne vous bloquez pas sur des mors ou sur une conclusion, je vous en prie, qu’elle soit négative ou positive. L’observation est-elle possible sans cet écran? Ou en d’autres termes, y a-t-il attention lorsque l’esprit est occupé? Seul l’esprit disponible peut être attentif. L’esprit est lent et vif lorsqu’il est attentif et vigilant, ce qui est la forme d’attention de l’esprit disponible.

Je commence à faire l’expérience de ce que vous dites.

Mais allons plus loin. S’il n’y a pas d’évaluation, pas d’écran entre l’observateur et l’observé , peut-il y avoir une division, une séparation entre eux? L’observateur n’est-il pas l’observé, peut-il y avoir une division, une séparation entre eux? L’observateur n’est-il pas l’observé?

— Je ne vous suis plus du tout.

On ne peut pas sépare le diamant de ses caractéristiques, n’est-ce pas? Le sentiment d’envie ne peut être séparé de celui qui fait l’expérience de ce sentiment, bien qu’il existe réellement une division illusoire qui suscite le conflit, et c’est de ce conflit que l’esprit est captif. Lorsque cette fausse séparation disparait, il y a alors une possibilité de liberté et alors seulement l’esprit est immobile. Ce n’est qu’à partir du moment où l’expérimentateur n’est plus qu’apparait le mouvement créatif du réel.

Il disait qu’il était obsédé par de petites choses stupides, et que ces obsessions changeaient sans cesse. Il se tracassait au sujet de quelques imperfection physique imaginaire, et quelques heures après il se tracassait pour un autre incident ou pour quelque idée qui lui était venue. Il passait ainsi sa vie d’une inquiétude à l’autre, d’une obsession à une autre obsession. Pour se débarrasser de ces obsessions, disait-il, il consultait des livres, ou débattait son problème avec des amis, et il avait également consulté un psychiatre; mais il n’avait toujours pas trouvé la guérison. Même après une réunion sérieuse et absorbante, ses obsessions revenaient aussitôt. S’il pouvait en trouver la cause cela mettrait-il fin à son tourment?

La découverte d’une cause délivre-t-elle des effets? La connaissance de la cause détruit-elle le résultat? Nous connaissons les causes économiques et psychologiques de la guerre et pourtant nous encourageons la barbarie et l’auto-destruction. Au fond, ce qui nous pousse à rechercher la cause est le désir d’être débarrasser de l’effet. Ce désir est une autre forme de la résistance ou de la condamnation; et lorsqu’il y a condamnation, il n’y a pas compréhension.

— Alors que faut-il faire?, demandait-il.

Pourquoi l’esprit est-il dominé par ces obsessions banales et stupides? Demander “pourquoi”, ce n’est pas rechercher la cause comme une chose distincte de vous-même; c’est purement et simplement une façon de vous masquer le mécanisme de votre pensée. Aussi, pourquoi l’esprit est-il occupé de ces choses? N’est-ce pas parce qu’il est superficiel, sans profondeur, sans envergure, et par conséquent uniquement préoccupé de ce qui l’attire?

— Oui, répondit-il, cela semble vrai; mais pas entièrement, car je suis une personne sérieuse.

En dehors de ces obsessions, de quoi votre esprit est-il occupé?

— De ma profession dit-il. J’ai une situation qui comporte certaines responsabilités. Toute la journée, et souvent une partie de la nuit, je pense à mes affaires. Il m’arrive de lire, mais presque tout mon temps est consacré à ma profession.

Aimez vous ce que vous faites?

— Oui, mais cela ne me donne pas entièrement satisfaction. Je n’ai jamais été pleinement satisfait de ce que je faisais, mais je peux pas abandonner ma situation actuelle, car j’ai certaines obligations – et de plus je commence à me faire vieux. Ce qui me gêne, ce sont ces observations, et le mécontentement croissant que j’éprouve contre mon travail aussi bien que contre les gens. Je n’ai pas été très bon; je suis de plus en plus inquiet quant à l’avenir, et j’ai l’impression que je ne connaitrai jamais la paix. Je fais consciencieusement mon travail, mais…

Pourquoi luttons-nous contre ce qui est? La maison que j’habite peut être bruyante, sale, le mobilier peut être affreux et toutes les choses peuvent me paraitre terriblement laides; mais pour diverses raisons je dois vivre ici, je ne veux pas aller dans une autre maison. Ce n’est pas alors une question d’acceptation, mais de voir un fait évident. Si je ne vois pas ce qui est, je me rendrai malade à cause de ce vase, de cette chaise ou de ce tableau; ils deviendront mes obsessions, et il y aura du mécontentement contre les gens , contre mon travail, et ainsi de suite. Si je pouvais tout laisser et repartir d’un autre pied, ce serait différent; mais je ne peux pas. Il ne sert à rien de me révolter contre ce qui est, contre le réel. La reconnaissance de ce qui est ne conduit pas à la satisfaction béate et au bonheur. Lorsque j’accepte ce qui est, il n’y a pas seulement compréhension de cela, mais il vient aussi une certaine tranquillité à la surface de l’esprit. Si l’esprit n’est pas calme en surface, il se livre à toutes les obsessions, réelles ou imaginaires; il se laisse entrainer dans un système de réformes sociales ou à quelque impasse religieuse: le maitre, le sauveur, le rituel, et ainsi de suite.

Ce n’est que lorsque la surface de l’esprit est en repos que le caché peut se révéler. Le caché doit être exposé au grand jour; mais cela n’est pas possible si la surface de l’esprit est accablée par des obsessions, des soucis. Comme la surface de l’esprit est constamment agité, le conflit est inévitable entre les couches supérieures et les couches profondes de l’esprit; et tant que ce conflit n’est pas résolu, les obsessions se font de plus en plus fortes. En fait, les obsessions sont un moyen d’échapper à nos conflits. Toutes les évasions se ressemblent, bien qu’il soit évident que certaines d’entre elles sont socialement plus dangereuses.

Lorsque l’on a pris conscience de tout le processus de l’obsession ou de tout autre problème, alors seulement on est libéré du problème. Pour qu’il y ait cette conscience ouverte, cette lucidité, il faut qu’il n’y ait ni condamnation ni justification du problème; la lucidité doit être sans choix. Pour avoir cette conscience, cette lucidité, il faut une immense patience et une profonde sensibilité; il faut une attention qui se relâche pas afin que tout le processus de la pensées puisse être observé et compris.

La pluie avait cessé, les routes étaient propres et les arbres avaient été lavés de leur poussière. La terre était rafraichie et les grenouilles, dans la mare, chantaient: elles étaient grosses et leurs gorges s’enflaient de plaisir. De minuscules gouttes d’eau rendaient l’herbe étincelante et une atmosphère de paix profonde s’installait après cette violente averse. Le bétail était trempé jusqu’à l’os mais n’était pourtant pas allé se mettre à l’abri de la pluie et broutait maintenant paisiblement. De jeunes garçons s’amusaient dans le petit ruisseau que la pluie avait formé sur le bord de la route. Ils s’amusaient comme jamais, et comme ils étaient heureux! Rien d’autre n’avait d’importance, et ils répondirent par des sourires joyeux quand on leur adressa la parole, bien qu’ils ne comprennent pas un mot. Le soleil brillait à nouveau et les ombres étaient profondes.

Comme il est nécessaire pour l’esprit de se purger de toute pensée, d’être constamment vide, non pas rendu vide, mais simplement vide, de mourir de toute pensée, à tous les souvenirs d’hier, et à l’heure qui vient. Il est simple de mourir, il est difficile de continuer, car la continuité est l’effort d’être ou de ne pas être. L’effort est désir, et le désir ne peut mourir que lorsque l’esprit cesse d’acquérir. Qu’il est simple de seulement vivre! Mais il ne faut pas que ce soit une forme de stagnation. Il y a un grand bonheur dans le non-vouloir, dans le fait de n’être pas quelque chose, ou de ne pas aller quelque part. Lorsque l’esprit se purge de toute pensée apparait enfin le silence de la création. L’esprit n’est pas au repos aussi longtemps qu’il se meut en vue d’arriver. Car pour l’esprit arriver veut dire réussir, et la réussite est toujours identique, du début à la fin. La purification de l’esprit n’existe pas s’il continue à élaborer de son propre devenir.

Elle dit qu’elle avait toujours eu de l’activité, sous une forme ou une autre, soit avec ses enfants, ou dans des affaires sociales, ou dans le sport, mais que derrière cette activité il y avait toujours un certain degré d’ennui, envahissant et persistant. Elle était fatiguée de la routine de la vie, du plaisir, de la douleur, de la flatterie et de tout le reste. L’ennui était comme un nuage qui s’était formé au-dessus de sa vie, d’aussi loin que remontaient ses souvenirs. Elle avait tenté de s’y soustraire, mais chaque nouvel interêt devenait vite une autre source d’ennui, une inquiétude mortelle. Elle avait beaucoup lu et avait connu les divers épisodes tumultueux de la vie familiale mais au travers de tout cela persistait toujours cet ennui inquiétant. Cela n’avait aucun rapport avec sa santé, car elle se portait fort bien.

À quoi attribuez-vous votre ennui? Est-il le produit d’une quelconque frustration, ou d’un désir fondamental qui aurait été contrarié?

— Non pas précisément. Il y a quelques empêchements , mais ils ne m’ont jamais vraiment inquiétée ou si cela s’est produit, j’y fais face de façon relativement intelligente et cela ne m’a pas arrêté. je ne pense pas non plus qu’il s’agisse de la frustration, car j’ai toujours réussi à obtenir ce que je voulais. Je n’ai jamais demandé la lune et j’ai su modérer mes envies. Mais pourtant, ce sentiment d’ennui ne m’a jamais quittée, qu’il s’agisse de ma famille ou de mon travail.

Que voulez-vous dire par ennui? Est-ce de l’insatisfaction? Serait-ce que rien ne vous a jamais donné entière satisfaction?

— ce n’est pas exactement cela. J’éprouve un certain nombre d’insatisfactions, comme tout le monde, mais j’ai réussi à m’adapter à ces insatisfactions inévitables.

À quoi vous intéressez-vous? Y a-t-il un interêt profond dans votre vie?

— Non. Si j’avais eu un centre d’interêt, je ne m’ennuierais pas, car je vous assure que je suis de nature quelqu’un de très enthousiaste et si quelque chose avait présenté pour moi le moindre interêt, j’aurais tout fait pour le conserver. plusieurs choses m’ont intéressée de façon intermittente mais toutes ont fini dans ce nuage d’ennui.

Qu’entendez-vous par interêt? Pourquoi y a-t-il cette différence entre l’interêt et l’ennui? Qu’est-ce que l’interêt? Vous vous intéressé à ce qui vous plait et vous gratifie, n’est-ce pas? L’interêt n’est-il pas une façon d’acquérir? Vous ne vous intéresseriez pas à quelque chose si cela ne vous procurait rien, n’est-ce pas? L’interêt est soutenu aussi longtemps qu’il y a acquisition; l’acquisition est la base de l’interêt, n’est-ce pas? Vous avez essayé d’obtenir de la satisfaction de chacune des choses avec lesquelles vous êtes entrée en contact et après les avoir bien utilisées, elles ont fini par vous ennuyer. Toute acquisition est une forme d’ennui, de lassitude. Nous voulons de nouveaux jouets, dès que nous perdons l’interêt que nous portions à l’un d’eux, nous nous tournons vers un autre, et il y en a toujours de nouveaux. Nous nous tournons vers quelque chose afin de l’acquérir. On acquiert dans le plaisir, dans le savoir, la renommée, le pouvoir, l’efficacité, le fait de fonder une famille, et ainsi de suite. Lorsque nous avons tout acquis d’une religion, d’un sauveur, notre interêt tombe et nous nous tournons vers autre chose. Certains s’endorment dans une organisation et ne se réveillent jamais et ceux qui finissent par se réveiller cherchent immédiatement une autre organisation où s’endormir. Ce mouvement de thésaurisation est appelé expansion de la pensée, ou progrès.

— l’interêt est-il toujours une forme d’acquisition?

Vous est-il arrivé de vous intéresser à quelque chose dont vous ne retiriez rien, que ce soit une pièce, un jeu, une conversation, un livre ou quelqu’un? Si une peinture ne vous apporte rien, vous ne vous y arrêtez pas; si quelqu’un ne vous stimule pas ou ne vous dérange pas d’une façon ou d’une autre, si vous n’obtenez ni plaisir ni douleur d’une relation, vous perdez tout interêt, vous vous ennuyez. N’avez vous pas remarqué?

— Si, mais je n’avais jamais envisagé les choses de cette façon.

Vous ne seriez pas là si vous ne vouliez pas quelque chose. Vous voulez vous libérer de l’ennui. Comme je ne peux vous donner cette libération, vous retomberez dans l’ennui. Mais si nous arrivons à comprendre ensemble le mécanisme de l’acquisition, de l’interêt, de l’ennui, nous déboucherons peut-être sur la libération. La liberté ne peut s’acquérir. Si elle est acquisition, elle devient vite ennuyeuse. L’acquisition n’engourdit-elle pas l’esprit? L’acquisition, positive ou négative, est un poids. Dès que vous possédez, tout interêt cesse. En essayant d’obtenir, vous êtes plein d’interêt et de vivacité, mais la possession est un fardeau. Vous pouvez vouloir posséder davantage, mais ce genre de quête ne vous rapproche que de l’ennui. Vous essayez diverses formes d’acquisition et aussi longtemps que cela vous demande un effort, l’interêt demeure. Mais il y a toujours une fin à l’acquisition, et ainsi l’ennui est toujours présent. N’est-ce pas ce qui s’est produit?

— Je le suppose, mais je n’en ai pas saisi toute la signification.

Cela ne saurait tarder.

La possession est lassante pour l’esprit. L’acquisition, qu’il s’agisse du savoir, de biens, de la vertu, tend vers l’insensibilité. La nature de l’esprit est d’absorber, d’acquérir, n’est-ce pas? Ou plutôt, le modèle qu’il s’est établi répond à des notions d’accumulation, et c’est présentement dans cette activité que l’esprit aménage sa propre lassitude, son ennui. L’interêt, la curiosité, sont le début de l’acquisition qui devient vite de l’ennui. Et le besoin d’être libéré de l’ennui exprime une autre forme de possession. Et l’esprit passe ainsi de l’ennui à l’interêt pour revenir à l’ennui, jusqu’à ce qu’il ressente une profonde lassitude. Et ce sont ces vagues successives d’interêt et de lassitude. Et ce sont ces vagues successives d’interêt et de lassitude que l’on nomme l’existence.

— Mais comment se libérer de l’acquisition sans acquérir à nouveau?

Cela n’est possible qu’en laissant s’exprimer la vérité du processus complet de l’acquisition et en l’expérimentant, mais non en essayant de ne plus l’acquérir, d’être détaché. Le fait de ne plus thésauriser est également une forme d’acquisition qui, elle aussi, est vite lassante. La difficulté, si l’on peut dire, réside non pas dans la compréhension verbale de ce qui a été dit, mais dans le fait de reconnaitre le faux pour le faux. Voir le vrai dans le faux est le début de la sagesse.La difficulté, c’est d’arriver à ce que l’esprit soit parfaitement immobile, car l’esprit est toujours inquiet, il est toujours à la poursuite de quelque chose, acquérant ou répétant, cherchant et découvrant. L’esprit n’est jamais immobile, il est sans cesse en mouvement. Le passé, dont l’ombre masque le présent, fabrique son propre futur. C’est un mouvement dans le temps, et il n’y a pratiquement jamais d’intervalle entre les pensées. Une pensée en suit une autre sans interruption, l’esprit ne cesse de s’aiguiser et la lassitude s’ensuit. Si l’on taille un crayon sans arrêt il n’en restera bientôt plus. C’est de la même façon que l’esprit s’épuise continuellement et s’affaiblit de plus en plus. L’esprit a toujours peur de toucher à sa fin. Mais la vie est une fin quotidienne, vivre c’est mourir à toutes les acquisitions, au souvenirs, aux expériences, au passé. Comment la vie peut-elle être compatible avec l’expérience? L’expérience est un savoir, un souvenir; et la mémoire est-elle l’état de l’expérience? Dans l’état de l’expérience, la mémoire, le souvenir fait-il fonction d’expérimentateur? Se purger l’esprit, c’est vivre, c’est créer. La beauté réside dans le fait de faire l’expérience, et non dans l’expérience elle même. Car l’expérience fait partie du passé et le passé, lui, ne fait pas d’expérience, n’est pas vivant. Se purger l’esprit c’est s’assurer de la tranquillité du coeur.

C’était un homme assez gras et très imbu de lui-même. Il était allé plusieurs fois en prison et avait été battu par la police, et il était maintenant un politicien très connu et en passe de devenir ministre. Il avait assisté à plusieurs réunions, assis discrètement parmi les autres ; mais les autres savaient qu’il était là , et il en avait conscience. Lorsqu’il parlait, il avait la voix autoritaire des tribuns; beaucoup de gens le regardaient, et sa voix s’abaissait à leur niveau. Bien qu’il fut parmi eux, il était à part; il était le grand politicien connu et considéré; mais la considération ne dépassait pas un certain point. On sentait tout cela quand la discussion commença, et il y avait cette atmosphère particulière qui emplit une salle lorsqu’un personnage de marque s’y trouve, une atmosphère faite de surprise, d’attente, de camaraderie et de suspicion, de distance condescendante et de satisfaction.

Il était venu avec un ami, et l’ami se mit à expliquer qui il était: le nombre de fois qu’il avait été en prison, les coups qu’il avait reçus, et les immenses sacrifices qu’il avait faits pour la cause de la liberté de son pays. Il était jadis un homme riche, tout à fait européanisé et possédait une grande maison avec des jardins, plusieurs voitures, et ainsi de suite. Tandis que l’ami narrait les exploits du gros homme, sa voix se faisait de plus en plus admirative et respectueuse, quelque chose comme: ” Il n’est peut-être pas tout ce qu’il pourrait être, mais, après tout, voyez tous les sacrifices qu’il a faits, c’est au moins quelque chose.” Puis le gros homme se mit à parler de travaux d’amélioration, de développement hydro-électrique, de prospérité du peuple, de menace du communisme, de vastes projets et d’objectifs précis. L’homme était oublié, il n’y avait plus que les plans et les idéologies.

Renoncer à atteindre un objectif n’est qu’un troc; en fait il n’y a pas d’abandon mais seulement échange. Le sacrifice de soi est une extension du moi. Le sacrifice du moi est un raffinement du moi, et si subtilement qu’il agisse, le moi est encore et toujours enfermé, limité, pauvre et médiocre. La renonciation pour une cause, si noble, baste et importante soit-elle, est une substitution de la cause au profit du moi; la cause ou l’idée devient le moi, le mien. Le sacrifice conscient est l’expansion du moi, qui ne renonce que pour mieux obtenir; le sacrifice conscient est une assertion négative du moi. Abandonner est une autre forme d’acquisition. Vous renoncez à ceci afin de gagner cela. ceci est placé à un niveau inférieur, cela à un niveau supérieur; et pour gagner le supérieur, vous devez abandonner l’inférieur. Dans ce processus, il n’y a pas abandon, mais gain d’une plus grande satisfaction: et la recherche d’une plus grande satisfaction ne contient aucun élément de sacrifice. Pourquoi employer des mots d’apparence vertueuse pour désigner une activité qui procure d’évidentes satisfactions? Vous “abandonnez” votre position sociale afin d’obtenir une position d’une espèce différente, et vous l’avez probablement maintenant; ainsi votre sacrifice vous a procuré la récompense souhaitée. Certains souhaitent une récompense dans le ciel, d’autres ici et maintenant.

— Cette récompense est venue des évènements, mais je n’ai jamais recherché consciemment aucune récompense lorsque je me suis joint au mouvement.

Le fait d’adhérer à un mouvement populaire ou impopulaire est sa propre récompense. On peut adhérer sans rechercher consciemment une récompense, mais les pressions intérieures qui poussent quelqu’un à adhérer sont complexes, et si on ne les comprend pas on ne peut pas dire qu’on n’a pas recherché de récompense. Ce qui est important, c’est de comprendre ce besoin de renoncer, de sacrifier n’est-ce pas? Pourquoi désirons-nous abandonner? Pour répondre à cela, nous devons-nous pas d’abord trouver pourquoi nous sommes attachés? Ce n’est que lorsque nous sommes attachés que nous parlons de détachement; il n’y aurait aucune lutte, aucun effort pour se détacher s’il n’y avait pas d’attachement. Il n’y aurait aucun renoncement s’il n’y avait pas possession. Nous possédons, puis nous renonçons afin de posséder autre chose. Cette renonciation progressive est considérée comme noble et édifiante.

— Oui, c’est cela. S’il n’y avait pas possession, il n’y aurait naturellement pas besoin de renoncer.

Aussi la renonciation, le sacrifice de soi, n’est-il pas un geste noble, digne d’éloge et d’exemple. Nous possédons parce-que sans possession nous ne sommes rien. Les possessions sont multiples et variées. Un homme qui ne possède aucun bien terrestre peut être attaché aux connaissances, aux idées, un autre au nom et à la renommée, et ainsi de suite. Sans possessions, le “moi” n’est pas; le “moi” est la possession, le mobilier, la vertu, le nom. Dans sa peur de. ne pas être, l’esprit est attaché au nom, au mobilier, à la valeur; et il abandonnera cela afin d’atteindre un niveau supérieur, le plus haut étant le plus agréable, le plus permanent. La peur de l’incertitude, de ne pas être, conduit à l’attachement, à la possession. Lorsque la possession est insatisfaisante ou douloureuse, nous renonçons à elle au profit d’un attachement plus agréable. La possession ultime et la plus plaisante est le mot Dieu, ou son substitut, l’État.

— Mais il est naturel d’avoir peur de n’être rien. Vous suggérez qu’on devrait aimer n’être rien.

Tant que vous essayez de devenir quelque chose, tant que vous êtes possédé par quelque chose, il y aura inévitablement conflit, confusion et souffrance de plus en plus grande. Vous pouvez penser que vous, dans votre réalisation et votre succès, ne serez pas pris dans cette désagrégation croissante; mais vous ne pouvez pas y échapper car vous êtes dedans. Vos activités, vos pensées, la structure même de votre existence est basée sur le conflit et la confusion, et par conséquent sur le processus de désagrégation. Tant que vous ne voulez pas être rien, ce qu’en fait vous êtes, vous engendrerez inévitablement la souffrance et l’antagonisme. Le refus d’être rien n’est pas affaire de renonciation, de renforcement, intérieur ou extérieur, mais de voir la vérité de ce qui est. Voir la vérité de ce qui est libère de la peur de l’insécurité, la peur qui engendre l’attachement et conduit à l’illusion du détachement, du renoncement. L’amour de ce qui est est le commencement de la sagesse. L’amour seul partage, seul il peut communiquer; mais le renoncement et le sacrifice de soi sont les voies de l’isolement et de l’illusion.

La cabane était très haut dans les montagnes, et pour y parvenir il fallait passer par le désert, puis traverser plusieurs villes, de luxuriants vergers et de riches fermes qui avaient été conquises sur le désert grâce à des travaux d’irrigation. L’une de ces villes était particulièrement plaisante avec des pelouses vertes et de grands arbres, car non loin de là coulait une rivière qui descendait de la montagne jusqu’au coeur du désert. Au-delà de la ville, en longeant la rivière qui formait de nombreuses cascades, la route menait vers les sommets couverts de neige. Maintenant le sol était rocheux, stérile et brûlé par le soleil, mais il y avait beaucoup d’arbres au bord de l’eau. La route s’élevait par de nombreux lacets, traversait à nouveau des forêts de très vieux pins aux senteurs chaudes. Puis l’air devint plus frais, et bientôt nous arrivâmes à la cabane.

Au bout de deux jours, lorsqu’il se fut habitué à notre présence, un écureuil roux et noir vint sur le rebord de la fenêtre et se mit à nous apostropher. il voulait des noix. Tous les visiteurs devait lui donner à manger; mais maintenant les visiteurs étaient peu nombreux, et il devenait urgent pour lui de faire des provisions pour l’hiver. C’était un écureuil très actif, d’un naturel aimable, et il réunissait tout ce qu’il pouvait en prévision des longs mois de froid et de neige qui allaient venir. Il habitait dans le creux d’un arbre mort depuis longtemps. Il prenait une noix, courait vers l’énorme tronc, grimpait sans bruit mais en poussant de petits grognements et en proférant des menaces, disparaissait dans son trou, puis reparaissait aussitôt et redescendait si vite qu’on s’attendait à le voir tomber; mais cela n’arrivait jamais. Nous passâmes la matinée à lui donner un plein sac de noix; il devenait très amical et n’hésitait pas à entrer à l’intérieur de la pièce en nous regardant de ses grands yeux brillants. Ses griffes étaient acérées et sa queue très fournie. C’était un petit animal gai et conscient de ses responsabilités, et il semblait régner sur tout le voisinage, car à plusieurs reprises il chassa les autres écureuils qui auraient voulu eux aussi profiter de l’aubaine.

C’était un homme attirant la sympathie et très avide de sagesse. IL voulait l’amasser comme cet écureuil amassait des noix. Bien qu’il ne fut pas très riche, il avait beaucoup voyagé, car il semblait avoir rencontré beaucoup de gens dans de nombreux pays. Il semblait également avoir beaucoup lu, car il lui arrivait fréquemment de citer tel philosophe ou tel saint. Il disait qu’il lisait couramment le grec, et qu’il connaissait un peu le sanscrit. Il commençait à se faire vieux et désirait ardemment trouver la sagesse.

Peut-on acquérir la sagesse?

— Pourquoi pas? C’est l’expérience qui rend l’homme sage, et les connaissances sont essentielles pour acquérir la sagesse.

Un homme qui a amassé beaucoup de savoir peut-il être sage?

— La vie est un processus d’accumulation, l’édification progressive du caractère, d’une lente découverte. L’expérience, en somme, est la mise en réserve du savoir. Le savoir est essentiel pour comprendre toutes choses.

La compréhension vient-elle du savoir, de la lente édification du caractère, d’une lente découverte? Le savoir est le résidu de l’expérience, l’accumulation du passé. Le savoir, la conscience, appartient toujours au passé; et le passé peut-il comprendre? La compréhension ne vient-elle pas pendant ces intervalles au cours desquels la pensée est silencieuse? Et l’effort en vue de prolonger ou d’accumuler ces intervalles de silence amène-t-il la compréhension?

— Sans accumulation nous ne serions pas; il n’y aurait aucune continuité de la pensée, de l’action. L’accumulation fait le caractère, l’accumulation est une vertu. Nous ne pouvons pas exister sans amasser. Si je ne connaissais pas la structure de ce moteur, je serai incapable de le comprendre; si je ne connaissais pas les lois de la musique, je serai incapable de l’apprécier profondément. Il n’y a que les esprits superficiels qui goûtent la musique. Pour apprécier la musique, il faut savoir comment elle se fait, quelles sont ses règles. Le savoir est accumulation. On ne peut rien apprécier si l’on ne connait pas les faits. L’accumulation est nécessaire pour comprendre, et c’est cela la sagesse.

Pour découvrir, il faut la liberté, n’est-ce pas? Si vous êtes enchainé, si vous avez un énorme fardeau à porter, vous ne pouvez pas aller loin. Comment peut-il y a voir liberté s’il y a accumulation de quelque sorte que ce soit? L’homme qui accumule, que ce soit de l’argent ou des connaissances, ne peut jamais être libre. Vous ne désirez peut-être pas amasser des biens, mais le désir d’amasser des connaissances est encore un esclavage; ce désir vous tient, vous possède. Un esprit prisonnier du désir d’acquérir est-il capable d’aller loin et de faire des découvertes? La vertu est-elle accumulation? Un esprit qui accumule la vertu est-il vertueux? La vertu, n’est-ce pas être délivré du désir de devenir? Le caractère, la personnalité peut être elle aussi un esclavage, mais l’accumulation l’est toujours.

— Comment peut-il y avoir sagesse sans expérience?

La sagesse est une chose, le savoir en est une autre. Le savoir est l’accumulation de l’expérience; il est la continuation de l’expérience, qui est mémoire. La mémoire peut être cultivée, fortifiée, façonnée, conditionnée; mais la sagesse est-elle l’extension de la mémoire? Ce qui a de la continuité est-il la sagesse? Nous avons des connaissances, l’accumulation des âges; et pourquoi ne sommes-nous pas sages, heureux, créateurs? Le savoir donne-t-il la félicité? Savoir, c’est à dire accumuler des expériences, n’est pas percevoir directement. Le savoir empêche la perception directe. L’accumulation de l’expérience est un processus continu, et chaque expérience fortifie ce processus; chaque expérience renforce la mémoire, la fit vivre. Sans cette constante réaction de la mémoire, la mémoire disparaitrait bientôt. La pensée est mémoire, le mot, l’accumulation de l’expérience. La mémoire est le passé, tout comme la conscience. Tout ce fardeau du passé est l’esprit, est pensée. La pensée est l’accumulé, tout ce qui est mis en réserve; et comment la pensée peut-elle être jamais libre pour découvrir le nouveau? Elle doit cesser pour que soit le nouveau.

— Je comprend cela dans une certaine mesure; mais sans la pensée, comment peut-il y avoir compréhension?

La compréhension est-elle un processus du passé, ou bien est-elle toujours le présent? Compréhension veut dire action dans le présent. N’avez vous pas remarqué que la compréhension est dans l’instant, qu’elle n’appartient pas au temps? Pouvez-vous comprendre graduellement? La compréhension est toujours immédiate. La pensée est le produit du passé; elle est fondé sur le passé, elle est une réponse du passé. Le passé est l’accumulé, et la pensée est la réponse de l’accumulation. Comment, alors, la pensée peut-elle jamais comprendre? La compréhension est-elle un processus conscient? Vous mettez-vous délibérément à comprendre? Décidez-vous d’éprouver la beauté d’un crépuscule?

— Mais la compréhension n’est-elle pas un effort conscient?

Qu’entendons-nous par conscience? Quand êtes-vous conscient? La conscience n’est-elle pas la réponse à la provocation, au stimulus, agréable ou douloureux? Cette réponse à la provocation, à la vie, est l’expérience. L’expérience est la parole, l’association. Sans les mots, il n’y aurait pas d’expérience, n’est-ce pas? Tout ce processus de la provocation, de la réponse, de la dénomination, de l’expérience, est l’état de conscience. Cet état de conscience est toujours un processus du passé. L’effort conscient, la volonté de comprendre, d’accumuler, la volonté d’être, est une continuation du passé, peut-être modifié, mais toujours du passé. Lorsque nous faisons un effort pour être ou pour devenir quelque chose, ce quelque chose est une projection de nous-mêmes. Lorsque nous faisons un effort conscient pour comprendre, nous entendons le bruit de nos propres accumulations. C’est ce bruit qui empêche de comprendre.

— Alors qu’est-ce que la sagesse?

La sagesse est lorsque le savoir cesse. Le savoir a une continuité; sans continuité il n’y a pas de savoir. Ce qui a une continuité n’est jamais libre, n’est jamais le nouveau. Il n’y a liberté que pour ce qui a une fin. Le savoir ne peut jamais être nouveau, il devient l’ancien. L’ancien absorbe toujours le nouveau, ce qui le fortifie. L’ancien doit cesser pour que soit le nouveau.

— En somme, vous dites que la pensée doit cesser pour vienne la sagesse. Mais comment la pensée peut-elle cesser?

Il n’y a pas de discipline, de pratique ou d’austérité qui soit capable de mettre fin à la pensée. Le sujet pensant est la pensée, et il ne peut opérer sur lui-même; s’il le fait, il se fait illusion à soi-même. Il est pensée, il n’est pas distinct de la pensée; il peut prétendre qu’il est différent, il peut faire semblant d’être autre, mais ce n’est là qu’une ruse de la pensée pour se donner la permanence. Lorsque la pensée tente de cesser, la pensée ne fait que se fortifier. Quoi qu’elle fasse, la pensée ne peut se taire. Ce n’est que lorsque l’on voit la vérité de cela que la pensée cesse. Il n’y a liberté que lorsque l’on voit la vérité de ce qui est, et la sagesse est la perception de cette vérité. Ce qui est n’est jamais statique, et pour observer passivement cela il faut être libre de toute accumulation.

Vous savez, on m’a dit que j’étais l’élève d’un certain maitre, commença-t-il. Croyez-vous que je le sois? J’aimerais bien savoir ce que vous en pensez. Je fais partie d’une société dont vous avez certainement entendu parler, et les chefs qui représentent à l’extérieur les chefs secrets ou maitres m’ont dit que, pour les services que j’avais rendus à la société, on m’avait admis en qualité d’apprenti. Et on m’a dit que je pourrai peut être devenir un jour un initié au premier degré.

Il prenait cela très au sérieux, et nous en parlâmes longuement.

Une récompense est toujours agréable, surtout une récompense d’ordre soit-disant spirituel, pour celui qui ne recherche pas les honneurs de ce monde. Ou encore, pour celui qui réussit mal dans ce monde, il est agréable d’appartenir à un groupe et d’être choisi par quelqu’un que l’on tient pour un personnage d’une haute valeur spirituelle; il est agréable de travailler avec d’autres pour une noble cause, et il est juste que l’on soit récompensé pour les services rendus. Et s’il ne s’agit pas d’une récompense au sens étroit du mot, c’est la reconnaissance de son avancement dans l’ordre spirituel; ou, s’il s’agit d’une organisation bien menée, on reconnait que vous avez bien travaillé afin de vous inciter à faire mieux.

Dans un monde où la réussite tient lieu de valeur morale, ce genre de satisfactions personnelles et sous-entendu et encouragé. Mais s’entendre dire par quelqu’un qu’on est l’élève d’un maitre, ou s’estimer tel, conduit évidemment aux formes les plus laides de l’exploitation. Malheureusement ces relations flattent à la fois l’exploiteur et l’exploité. Ces satisfactions personnelles sont considérées comme un progrès sur la voie spirituelle, et cela devient particulièrement laid et brutal lorsqu’il y a des intermédiaires entre l’élève et le maitre, lorsque le maitre est dans un autre pays ou inaccessible d’une façon ou d’une autre, lorsqu’il n’y a pas de contact physique direct entre l’élève et le maitre. Cette inaccessibilité et le manque de contact direct ouvrent la porte à toutes les déceptions et à toutes les illusions, merveilleuses mais puériles; et ces illusions sont exploitées par les malins, par ceux qui sont avides de gloire et de puissance.

Les récompenses et les châtiments n’existent que lorsqu’il n’y a pas d’humilité. L’humilité ne vient pas à la suite de pratiques spirituelles et de refus. L’humilité n’est pas une fin en soi, ce n’est pas une vertu à cultiver. Une vertu que l’on cultive cesse d’être une vertu, car elle n’est plus alors qu’une autre forme d’accomplissement, quelque chose dont on peut rendre compte. Cultiver une vertu n’est pas faire abnégation de soi, c’est affirmer négativement son moi.

L’humilité ne connait pas la distinction entre le supérieur et l’inférieur, entre le maitre et l’élève. Tant que subsiste la distinction entre le maitre et l’élève, entre la réalité et vous-même, la compréhension n’est pas possible. Pour comprendre la vérité, il n’est pas besoin de maitre ni d’élève, de second ni de premier degré. La vérité est la compréhension de ce qui est d’instant en instant sans le fardeau ou le résidu du moment précédent.

Récompense et châtiments ne font que renforcer le moi qui ignore l’humilité. L’humilité est dans le présent, non dans le futur. Vous ne pouvez pas devenir humble. Devenir se dissimule dans la pratique d’une vertu. Comme il est fort, notre désir de réussir, de devenir! Comment la réussite et l’humilité pourraient-elles aller de pair? C’est pourtant à cela que tendent l’exploiteur “spirituel” comme l’exploité, et c’est cela qui engendre les conflits et les souffrances.

— Prétendez-vous que le maitre n’existe pas et que le fait que je me considère comme son élève ne soit qu’une illusion?, demanda-t-il.

Que le maitre existe ou non n’a aucune importance. C’est important pour l’exploiteur, pour les sociétés et les écoles secrètes; mais pour l’homme qui cherche la vérité, la vérité qui donne le bonheur suprême, cette question n’a absolument aucun sens. le riche et le portefaix sont aussi importants que le maitre et l’élève. Que des maitres existent ou non, que l’on distingue entre initiés, élèves, etc., n’a aucune importance; ce qui est important, c’est de se connaitre soi-même. Sans la connaissance de soi, la pensée n’a aucune base. Si vous ne commencez pas par vous connaitre vous-même, comment pouvez vous savoir ce qui est vrai? Sans la connaissance de soi, l’illusion est inévitable. Il est puéril de recevoir un enseignement et d’accepter d’être ceci ou cela.

Méfiez vous de l’homme qui vous offre une récompense, dans ce monde ou dans l’autre.

Il avait énormément lu; bien qu’il fût pauvre, il considérait qu’il était riche de connaissances, et cela le rendait heureux. Il passait des heures avec ses livres et il était presque toujours seul. Sa femme était morte, ses deux enfants étaient chez des parents; et il se félicitait de n’être pas pris dans le tourbillon des relations humaines, ajoutait-il. Il était étrangement réservé, indépendant, et parlait d’un ton calme et sans réplique. Il avait étudié la question de la méditation sous toutes ses faces, et plus particulièrement l’usage de certaines psalmodies et de certaines formules dont la répétition constante avaient sur l’esprit un puissant effet d’apaisement. Il y avait aussi dans les mots eux mêmes une magie certaine; les mots devaient être prononcés d’une façon précise et psalmodiés correctement. Ces mots nous avaient été transmis depuis des temps très reculés; et la seule beauté des mots, avec leur cadence rythmique, créait une atmosphère propice à la concentration. Et là-dessus il se mit à psalmodier. Il avait une voix agréable, et il y avait une douceur qui venait de l’amour des mots et de leur signification; il psalmodiait avec l’aisance que donnent une longue pratique et une grande dévotion. Dès le moment où il se mettait à psalmodier, plus rien d’autre n’existait pour lui.

À l’autre bout de la plantation, le chant d’une flûte s’éleva, hésitant, mais la sonorité en était claire et pure. L’homme qui jouait était assis à l’ombre d’un grand arbre, et, derrière lui, on apercevait les montagnes silencieuses, la psalmodie et le chant de la flûte semblaient se fondre et s’éteindre, puis reprendre de nouveau. Des perroquets volèrent, d’un arbre à l’autre, en faisant leur tapage habituel; puis, de nouveau, ce furent les notes claires de la flûte, et la voix de l’homme, grave et puissante. C’était le matin; le soleil se levait au-dessus des arbres. Des gens du village s’en allaient à la ville, bavardant et riant. Le chant de la flûte et la psalmodie de l’home se faisaient insistants, et quelques passants s’arrêtèrent pour écouter; ils s’assirent au bord du chemin, saisis par la beauté du chant et la splendeur du matin que ne troublait pas le sifflet d’une locomotive, au loin; au contraire, tous les bruits semblaient participer du même ordre et de l’unique beauté qui emplissait le monde. Même le gras croassement d’une corneille n’avait rien de discordant.

Il y a une étrange fascination dans le bruit des mots, et les mots ont pris une extraordinaire importance dans notre vie: patrie, Dieu, prêtre, démocratie, révolution. Nous vivons des mots et nous ne sommes jamais rassasiés du plaisir qu’ils nous donnent; ce sont ces sensations qui ont pris tant d’importance. Les mots sont agréables parce que leur bruit réveille des sensations oubliées; et le plaisir est d’autant plus grand qu’ils se substituent au réel, à ce qui est. Nous essayons de remplir notre vide intérieur par des mots, des sons, des bruits, des activités; la musique et le chant sont un merveilleux moyen d’échapper à nous-mêmes, de fuir notre médiocrité et notre ennui. Les mots remplissent nos bibliothèques, et nous parlons sans cesse! Nous n’osons pas rester sans un livre, sans faire une chose ou une autre, nous avons peur d’être seuls. Lorsque nous sommes seuls, notre esprit tourne et retourne sans cesse en lui-même, s’inquiète, imagine, remue des souvenirs, fait des projets. Ainsi n’y a-t-il jamais de vraie solitude, et l’esprit n’est jamais immobile.

Évidemment, on peut immobiliser l’esprit par la répétition d’un mot, d’une prière ou d’un chant. On peut droguer l’esprit, on peut l’hypnotiser; on peut l’endormir, en le berçant doucement ou par la violence, et pendant ce sommeil, des rêves lui viendront. Mais un esprit apaisé par la discipline, le rituel ou la répétition, ne peut jamais être vigilant, sensible et libre. Cet engourdissement de l’esprit, par la douceur ou la cruauté, n’est pas la méditation. Il est agréable de chanter et d’écouter chanter celui qui le fait avec art; mais la sensation demande toujours plus de sensation, et la sensation mène à l’illusion. Nous aimons presque tous vivre d’illusions, et il est agréable de découvrir de plus profondes et de plus vastes illusions; mais c’est la peur de perdre nos illusions qui nous fait refuser ou masquer le réel. Ce n’est pas que nous soyons incapables de comprendre le réel; c’est parce que nous repoussons le réel et nous raccrochons à l’illusion que nous avons peur. S’enfoncer de plus en plus dans le piège de l’illusion n’est pas la méditation, et nous aurons beau orner et décorer notre prison, ce n’est pas cela la méditation. Prendre conscience, lucidement, sans choix, des activités du moi, père de l’illusion, voilà le commencement de la méditation.

Il est étrange de voir avec quelle facilité nous trouvons des substituts aux choses réelles, et comme il nous satisfont. Le symbole, le mot, l’image, devient essentiel, et autour de ce symbole nous élevons l’édifice de l’illusion, en utilisant les connaissances pour le consolider: l’expérience devient ainsi un empêchement à la compréhension du réel. Nous donnons des noms, non seulement pour communiquer, mais pour renforcer l’expérience; ce renforcement de l’expérience enchaîne le moi, et une fois pris dans ce processus, il est extrêmement difficile d’en sortir, c’est à dire de briser l’entrave de la conscience du moi. Il est essentiel de mourir à l’expérience d’hier et à la sensation d’aujourd’hui, sinon il y a répétition; et la répétition d’un acte, d’un rite, d’un mot est vaine. Dans la répétition il n’y a pas place pour le renouvellement. la mort de l’expérience est la création.

L’anthropologue français Claude Lévi-Strauss fit remarquer l’interface entre le chamanisme et la psychanalyse dans un petit article intitulé “L’efficacité symbolique”. Son analyse se réfère à la description d’une séance de guérison chamanique chez les Indiens Cuna du Panamá. Lévi-Strauss cristallise la différence entre le praticien symboliste et le psychanalyste: ce dernier écoute, tandis que le chamane parle.

La cure consisterait donc à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs et acceptables pour l’esprit des douleurs que le corps se refuse à tolérer. Que la mythologie du chaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance: la malade y croit, et elle est membre d’une société qui y croit. Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de l’univers. La malade les accepte, ou, plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce qu’elle n’accepte pas, ce sont des douleurs incohérentes et arbitraire, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l’appel au mythe, le chaman va replacer dans un ensemble où tout se tient.

Mais la malade ayant compris, ne fait pas que se résigner: elle guérit. Et rien de tel ne se produit chez nos malades, quand on leur a expliqué la cause de leurs désordres en invoquant des sécrétions, des microbes ou des virus. On nous accusera peut-être de paradoxe si nous répondons que la raison en est que les microbes existent, et que les monstres n’existent pas. Et cependant, la relation entre microbe et maladie est extérieure à l’esprit du patient, c’est une relation de cause à effet; tandis que la relation entre monstre et maladie est intérieure à ce même esprit, conscient ou inconscient: c’est une relation de symbole à chose symbolisée, ou, pour employer le vocabulaire des linguistes, de signifiant à signifié. Le chaman fournit à sa malade un langage, dans lequel peuvent s’exprimer immédiatement des états informulés, et autrement informulables. Et c’est le passage à cette expression verbale (qui permet, en même temps, de vivre sous une forme ordonnée et intelligible une expérience actuelle, mais, sans cela, anarchique et ineffable) qui provoque le déblocage du processus physiologique, c’est-à-dire la réorganisation, dans un sens favorable, de la séquence dont la malade subit le déroulement.

À cet égard, la cure chamanique se place à moitié entre notre médecine organique et des thérapeutiques psychologiques comme la psychanalyse. Son originalité provient de ce qu’elle applique à un trouble organique une méthode très voisine de ces dernières. Comment cela est-il possible? Une comparaison plus serrée entre chamanisme et psychanalyse (et qui ne comporte, dans notre pensée, aucune intention désobligeante pour celle-ci) permettra de préciser ce point.

Dans les deux cas, on se propose d’amener à la conscience des conflits et des résistances restés jusqu’alors inconscients, soit en raison de leur refoulement par d’autres forces psychologiques, soit — dans le cas de l’accouchement — à cause de leur nature propre, qui n’est pas psychique, mais organique, ou même simplement mécanique. Dans les deux cas aussi, les conflits et les résistances se dissolvent, non du fait de la connaissance, réelle ou supposée, que la malade en acquiert progressivement, mais. parce que cette connaissance rend possible une expérience spécifique, au cours de laquelle les conflits se réalisent dans un ordre et sur un plan qui permettent leur libre déroulement et conduisent à leur dénouement. Cette expérience vécue reçoit, en psychanalyse, le nom d’abréaction. On sait qu’elle a pour condition l’intervention non provoquée de l’analyste qui surgit dans les conflits du malade, par le double mécanisme du transfert, comme un protagoniste de chair et de sang, et vis-à-vis duquel ce dernier peut rétablit et expliciter une situation initiale restée informulée.

Tous ces caractères se retrouvent dans la cure chamanique. Là aussi, il s’agit de susciter une expérience, et, dans la mesure ou cette expérience s’organise, des mécanismes placés en dehors du contrôle du sujet se règlent spontanément pour aboutir à un fonctionnement ordonné. Le chaman a le même double rôle que le psychanalyste: un premier rôle — d’auditeur pour le psychanalyste et d’orateur pour le chaman — établit une relation immédiate avec la conscience (et médiate avec l’inconscient) du malade. C’est le rôle de l’incantation proprement dite. Mais le chaman ne fait que proférer l’incantation: il en est le héros, puisque c’est lui qui pénètre dans les organes menacés à la tête du bataillon surnaturel des esprits, et qui libère l’âme captive. Dans ce sens, il s’incarne, comme le psychanalyste objet du transfert, pour devenir, grâce aux représentations induites dans l’esprit du malade, le protagoniste réel du conflit que celui-ci expérimente à mi-chemin entre le monde organique et le monde psychique. Le malade atteint de névrose liquide un monde individuel en s’opposant à un psychanalyste réel; l’accouchée indigène surmonte un désordre organique véritable en s’identifiant à un chaman mythiquement transposé.

Le parallélisme n’exclut donc pas des différences. On ne s’en étonnera pas, si l’on prête attention au caractère, psychique dans un cas, et organique dans l’autre, du trouble qu’il s’agit de guérir. En fait, la cure chamanique semble être un exact équivalent de la cure psychanalytique, mais avec une inversion de tous les termes. Toutes deux visent à provoquer une expérience; et toutes deux y parviennent en reconstituant un mythe que le malade doit vivre, ou revivre. Mais, dans un cas, c’est un mythe individuel que le malade construit à l’aide d’éléments tirés de son passé; dans l’autre, c’est un mythe social, que le malade reçoit de l’extérieur, et qui ne correspond pas à un état personnel ancien. Pour préparer l’abréaction qui devient alors une “adréaction”, le psychanalyste écoute, tandis que le chaman parle.

CLAUDE LÉVI-STRAUSS 1949 –

Anthologie du chamanisme – J. NARBY -F. HUXLEY – Albin michel

Le silence ne se cultive pas, ne se provoque pas délibérément. Il ne se recherche pas, et n’est pas un élément de réflexion ou de méditation. Cultiver délibérément le silence, c’est comme la jouissance d’un plaisir que l’on a longtemps attendu; le désir de rendre l’esprit silencieux n’est qu’une recherche de sensation. Un tel silence n’est qu’une forme de résistance, un isolement qui conduit à la décadence. Le silence qu’on achète est une marchandise pleine du bruit de l’activité. Le silence provient de l’absence de désir. Le désir est rapide, adroit et profond. Le souvenir interrompt la portée du silence, et l’esprit qui est pris dans l’expérience ne peut être silencieux. Le temps, ce mouvement venu d’hier (ou de demain NDLR) qui pénètre aujourd’hui et demain, n’est pas le silence, et ce n’est qu’alors que l’innommé entre en existence.

– Je suis venu pour parler avec vous du karma. J’ai bien sûr certaines opinions à ce sujet, mais j’aimerais surtout connaitre les votre.

L’opinion n’est pas la vérité, et pour la trouver nous devons laisser de côté nos opinions. Il existe un nombre incalculable d’opinions, mais la vérité ne peut se ranger dans aucune catégorie. Pour comprendre la vérité, toutes les idées, les conclusions, les opinions doivent être rejetées comme les feuilles mortes qui tombent d’un arbre. La vérité ne se trouve pas dans les livres, ni dans le savoir ou l’expérience. Si vous cherchez des opinions, vous n’en trouverez pas ici.

– Mais nous pouvons cependant parler du karma et tenter de saisir sa signification, n’est-ce pas?

Cela est naturellement très différent. Mais pour comprendre, les opinions et les conclusions doivent cesser.

– Pourquoi tellement insister sur ce point?

Pouvez vous comprendre quelque chose si vous vous êtes déjà fait une opinion à ce sujet, ou si vous répétez les conclusions tirées par quelqu’un d’autre? Pour découvrir la vérité, ne devons-nous pas aborder la question avec une sorte de virginité, sans que notre esprits oit obscurci de préjugés? Qu’est ce qui est plus important, être libéré des conclusions et des préjugés ou bien spéculer sur une quelconque abstraction? N’est-il pas plus important de découvrir la vérité plutôt que d’ergoter sur la définition de la vérité? Une opinion relative à ce qu’est la vérité n’est pas la vérité. N’est-il pas important de découvrir la vérité au niveau du karma? Voir le faux en tant que faux, c’est le début de la compréhension, n’est-ce pas?Alors comment pouvons-nous distinguer le vrai ou le faux si nos esprits se cantonnent dans la tradition, les mots et les explications? Si l’esprit est enchainé à une croyance, comment peut-il aller au loin? Pour entre-prendre de lointains voyages, l’esprit doit être libre. La liberté ne s’obtient pas au prix de longs efforts, elle doit être au contraire au début du voyage.

– Je voudrais savoir ce que représente pour vous le karma.

Très bien, faisons ensemble le voyage de la découverte. Répéter simplement les mots d’un autre n’a aucun sens. Cela équivaut à mettre un disque. La répétition ou l’imitation ne débouche pas sur la liberté. Qu’entendez-vous par karma?

– C’est un mot sanscrit qui signifie faire, être, agir, etc. Le karma c’est l’action, et l’action est le produit du passé. L’action ne peut pas être sans le conditionnement de l’arrière plan. Par le biais de séries d’expériences, du conditionnement et du savoir, l’arrière plan de la tradition se constitue, non seulement pendant la vie actuelle de l’individu ou du groupe, mais au travers de nombreuses incarnations. L’action et l’interaction constantes entre l’arrière plan, c’est à dire le “moi”, et la société, la vie, constituent le karma. Et le karma lie l’esprit, le “moi”. Ce que j’ai fait durant ma vie passé, ou tout simplement hier, me retient et me modèle, m’apportant douleur ou plaisir dans le présent. Il y a le karma collectif ou karma de groupe, ainsi que celui de l’individu. Tous deux sont enchainés au processus de cause et d’effet. Selon ce que j’ai fait dans le passé, il y aura la douleur ou la joie, la punition ou la récompense.

Vous dites que l’action est le produit du passé. Ce genre d’action n’est pas action mais plutôt réaction, n’est-ce pas? Le conditionnement, l’arrière plan passé réagissent à des stimuli. Cette réaction est la réponse de la mémoire, ce qui n’est pas l’action mais le karma. Ne cherchons pas pour l’instant à établir ce qu’est l’action. Le karma est la réaction qui est provoquée par certaines causes et qui produit certains résultats. Le karma, c’est cette série de causes et d’effets. Et le processus temporel n’est-il pas par essence le karma? Aussi longtemps qu’un passé existe, existent aussi le présent et le futur. Aujourd’hui et demain sont les produits d’hier. C’est hier conjointement à aujourd’hui qui forment demain. Le karma, tel qu’on le comprend habituellement est un processus de compensation.

– Comme vous le dites, le karma est un processus temporel, et l’esprit résulte du temps. Seuls quelques privilégiés peuvent échapper aux griffes du temps. Tous les autres sont limités par le temps. Ce que nous avons fait dans le passé, en bien ou en mal, détermine ce que nous sommes dans le présent.

L’arrière-plan, le passé, est-il un état statique. N’est-il pas soumis à des modifications constantes? Vous n’êtes pas semblable aujourd’hui à ce que vous étiez hier; il y a un changement continuel, physiologique, qui s’effectue chaque jour, n’est-ce pas?

– Bien entendu.

L’esprit n’est donc pas figé dans un état. Nos pensées sont transitions et changent constamment; elles constituent la réponse de l’arrière-plan, du passé. Si j’ai été élevé dans une certaine classe sociale, dans une culture bien définie, je répondrai aux provocations, aux stimuli, selon mon conditionnement. Et pour la plupart d’entre nous, ce conditionnement est si profondément enraciné que la réponse est presque toujours en fonction du modèle. Nos pensées sont la réponse de l’arrière-plan. Nous sommes cet arrière-plan. Ce conditionnement n’est ni séparé ni différent de nous. C’est en changeant l’arrière-plan que nos pensées changeront.

– Mais cependant le penseur est totalement différent de l’arrière-plan c’est ce pas?

Croyez vous? Le penseur n’est-il pas le produit de ses pensées? N’est-il pas composé de ses pensées? Existe-t-il une entité séparée, un penseur distant de ses pensées? La pensée n’a-t-elle pas créé le penseur, en lui assurant la permanence au sein de l’impermanence des idées? Le penseur est le refuge de la pensées, et le penseur se situe lui-même à différents niveaux de la permanence.

– Je constate qu’il en est ainsi; mais je suis plutôt effaré de réaliser le nombre de stratagèmes qu’utilise la pensée. Le pensée est la réponse de l’arrière-plan, de la mémoire; la mémoire quant à elle est le savoir, le résultat de l’expérience. Et cette mémoire, au travers d’une expérience plus vaste et de réponse plus nombreuses, devient plus solide, plus grande, plus aiguisée et enfin plus efficace. On peut substituer une forme de conditionnement à une autre, mais c’est toujours un conditionnement. Et la réponse de ce conditionnement n’est-elle pas le karma? La réponse de la mémoire est appelée action mais n’est en fait qu’une réaction; cette “action” donne naissance à une nouvelle réaction, et c’est ainsi que se constitue la série des soi-disant causes et effets. Mais la cause n’est-elle pas également effet? Ni la cause ni l’effet ne sont statiques. Aujourd’hui est l’effet d’hier mais aussi la cause de demain. C’est ce qui fut la cause qui devient l’effet, et l’effet la cause. Ils s’interpénètrent. Il n’est pas de moment où la cause ne soit pas aussi l’effet. Seul ce qui spécialise est figé dans sa cause et donc dans son effet. Le gland ne peut rien devenir d’autre que le chêne. Il entre de la mort dans la spécialisation; mais l’homme n’est pas une entité qui se différencie, il peut être ce qu’il veut être. Il peut briser son conditionnement — et il doit le faire, s’il veut découvrir le réel. Vous devez cesser d’être un soi disant Brahmane pour bien comprendre Dieu.

Le karma est le processus du temps, le passé qui traverse le présent et va dans le futur, et cette chaine est la forme de la pensée. La pensée résulte du temps et ce que l’on ne peut mesurer, l’intemporel, ne peut être qu’à partir du moment où le processus de la pensée s’est arrêté. L’immobilité de l’esprit ne peut être provoquée, pas plus qu’on ne peut l’obtenir par la discipline ou une pratique quelconque. Si l’on rend l’esprit immobile, on n’obtient qu’une autoprojection, une réponse de la mémoire. L’esprit ne connait la sérénité qu’à partir du moment où il comprend son propre conditionnement et où il a une conscience lucide et non sélective de ses propres réponses au niveau de la pensée et du sentiment. Cette rupture de la chaîne du karma n’est pas une question de temps; car ce n’est pas par le canal du temps que s’exprime l’intemporel.

Le karma doit être appréhendé par une processus total et non simplement en tant que phénomène du passé. Le passé est le temps , comme le sont le présent et le futur. Le passé est le temps, le mot, l’idée. Lorsque le mot, le nom, l’association, l’expérience ne sont plus, l’esprit est enfin immobile, non seulement au niveau des couches supérieures, mais totalement, intégralement.

La pleine lune se levait sur le fleuve; une légère brume lui donnait une couleur rouge et de la fumée montait des cheminées des villages, car il faisait froid. Il n’y avait pas une ride sur le fleuve; le courant très fort et très profond était caché au fond de l’eau. Les hirondelles volaient bas, et quelques pointes d’ailes effleurèrent l’eau, troublant à peine la surface paisible. L’étoile du soir apparaissait au-dessus du minaret, très loin au-delà du fleuve, dans la ville lointaine et surpeuplée. Les perroquets revenaient pour être à nouveau près des humains; et leur vol n’était jamais droit, comme à l’accoutumée. Ils plongeaient avec un cri pour picorer une graine et reprenaient leur vol latéralement, finissant toujours par se diriger vers un arbre feuillu, où ils se rassemblaient par centaines. Puis il s’envolaient à nouveau vers un arbre offrant encore davantage de protection, et avec la nuit le silence apparaissait. La lune était maintenant bien au-dessus de la cime des arbres et traçait un chemin d’argent sur les eaux tranquilles.

– Je suis persuadé qu’il est très important d’écouter, mais je me demande si je vous ai jamais réellement écouté, déclara-t-il. Pour une raison ou pour une autre, je dois faire un effort pour écouter.

Est-ce écouter que de faire un effort pour y parvenir? Cet effort n’est-il pas en soi une distraction qui empêche d’écouter? Avez-vous besoin de faire un effort lorsque vous écoutez quelque chose qui vous enchante? Il est évident que cet effort afin d’écouter est une forme de contrainte. Et la contrainte est résistance , n’est-ce pas? Et de la résistance naissent les problèmes, dont l’un est le fait d’écouter. Mais le fait d’écouter n’est jamais un problème en soi.

– Mais pour moi, c’en est un. Je veux écouter correctement car je sais que ce que vous dites est de la plus haute importance, mais je ne peux en dépasser le contenu verbal.

Je me permettrai de vous faire remarquer que vous n’écoutez pas non plus ce qui est dit en ce moment. Vous avez fait un problème du fait d’écouter, et c’est ce problème qui vous empêche d’écouter. Tout ce que nous touchons devient un problème, d’une chose découlent beaucoup d’autres choses. Mais si nous percevons cela, n’est-il pas possible que cela n’engendre plus de problèmes?

– Ce serait merveilleux, mais comment parvenir à cet état de bonheur?

Encore une fois, voyez-vous, la question du “comment”, la manière d’accéder à un certain état, suscite à nouveau un autre problème. Or nous essayons de voir comment il serait possible de ne pas créer d’autres problèmes. La première chose à souligner, c’est que vous devez avoir conscience de la façon dont l’esprit fabrique le problème. Vous voulez atteindre un état d’écoute parfaite, en d’autres termes, vous n’écoutez pas, mais vous voulez arriver à cet état et il faut du temps et de l’interêt pour arriver à ce stade ou à n’importe quel autre. C’est le besoin de temps et d’interêt qui est générateur de problèmes. Vous n’avez pas simplement conscience de ne pas écouter. Lorsque vous en avez conscience, ce simple fait de ne pas écouter suscite sa propre action; c’est la vérité de ce fait qui est agissante et non pas vous qui agissez sur le fait. Mais vous voulez avoir une action, changer cela, cultiver son contraire, donner naissance à l’état auquel vous aspirez et ainsi de suite. C’est l’effort que vous faites pour agir sur ce fait donné qui suscite le problème, tandis que percevoir la vérité de ce même fait engendre sa propre action libératrice. Vous n’êtes pas conscient de la vérité, pas plus que vous ne voyez le faux tel qu’il est, tant que votre esprit est occupé d’une façon ou d’une autre par l’effort, la comparaison, la justification ou la condamnation.

– C’est fort possible, mais avec tout les conflits et les contradictions que nous connaissons intérieurement, je continue de penser qu’il est presque impossible d’écouter.

Écouter est en soi un acte complet. Cet acte porte en lui même sa propre liberté. Mais cherchez-vous à écouter, ou bien à apaiser votre tumulte intérieur? Si vous écoutiez vraiment, en ce sens que vous seriez conscient de vos conflits et de vos contradictions sans tenter de les faire entrer dans une forme de pensée particulière, cela suffirait peut-être à les faire cesser. C’est que, voyez vous, nous essayons sans cesse d’être ceci ou cela, d’atteindre à un état particulier, de s’accaparer un certain type d’expérience et d’en éviter d’autres, de sorte que l’esprit est sans cesse pris par quelque chose et n’est jamais en état de silence nécessaire à l’écoute du bruit de ses propres luttes. Essayez d’être simple, et de ne pas tenter de devenir quelque chose ou de figer une expérience.

La nuit était très claire, très étoilée. Il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel. Le sinistre vacarme de la grande ville industrielle s’était apaisé et tout était infiniment tranquille, même le cri du hibou ne troublait pas cette paix. La lune qui semblaient sous le charme de ce silence. Orion était bien visible à l’ouest et la croix du sud était au-dessus des collines. Toutes les lumières des maisons étaient éteintes, et la petite route étroite était sombre et déserte.

Soudain un gémissement parvint d’un vague endroit parmi les arbres. Le son était comme voilé et produisait une étrange impression de mystère et de peur. Mais plus il se rapprochait, plus le gémissement semblait aigu et bruyant, presque artificiel: la tristesse ne semblait pas authentique. Une procession apparut enfin, éclairée aux lanternes, et la plainte se fit plus forte que jamais. Ils portaient sur les épaules ce qui, à la pâle lueur de la lune, semblait être un cadavre. Suivant lentement un sentier qui traversait la clairière et tournait à droite, la procession se perdit à nouveau parmi les arbres. La plainte se fit moins forte puis cessa totalement. Ce fut à nouveau le silence – cet étrange silence qui règne quand la terre entière dort, et qui à une qualité particulière. Ce n’était pas le silence de la forêt, ou du désert, ou des lieux lointains et isolés, ni le silence de l’esprit totalement éveillé. C’était le silence du labeur et de la lassitude, de la douleur et du plaisir superficiel de la joie. Ce silence cesserait à la venue de l’aube, et reviendrait avec la nuit.

Le lendemain matin notre hôte demanda: “La procession, vous a-t-elle dérangé, cette nuit?”

Qu’était-ce au juste?

– Lorsque quelqu’un est gravement malade, on appelle un médecin, mais pour ne pas prendre de risques, on appelle aussi quelqu’un qui est capable de chasser le mauvais esprit de la mort. Après avoir psalmodié au-dessus du corps du malade et avoir fait un certain nombre de choses étranges, l’exorciste s’allonge et donne l’impression d’être lui-même à l’agonie. On l’attache alors sur une civière, on le transporte en procession avec maints gémissements jusqu’au cimetière ou au bucher funéraire et on le laisse là. Bientôt son assistant vient le détacher et il revient à la vie. Il recommence ses litanies sur le corps du malade, et tous rentrent tranquillement chez eux. Si le malade guérit, c’est que la magie a fonctionné, et s’il meurt, c’est que le mauvais esprit était trop fort.

ce vieil homme était au sannyasi, un ascète qui s’était retiré du monde. Il avait le crâne rasé et ne portait qu’un pagne fraichement lavé, de couleur safran. Il avait un long bâton qu’il posa près de lui en s’asseyant sur le sol avec l’aisance d’une longue habitude. Son corps était mince et docile, et il était légèrement penché en avant comme s’il écoutait, mais son dos était parfaitement droit. Il était très propre, son visage était clair et frais et il émanait de lui une dignité d’un autre monde. Il vous regardait lorsqu’il vous parlait, mais autrement il gardait les yeux baissés. Il y avait en lui quelque chose de très agréable et de très amical. Il avait parcouru tout le pays à pied, allant de village en village et de ville en ville. Il ne marchait que le matin et vers le soir, lorsque le soleil était moins violent. Étant sannyasi et appartenant à la caste supérieure, il n’avait aucun mal à obtenir sa nourriture, étant reçu avec respect et nourri avec soin et prévenance. Lorsqu’il lui arrivait, très exceptionnellement, de prendre le train, il n’avait jamais de ticket car c’était un saint homme et il avait l’apparence de celui dont les pensées ne sont pas de ce monde.

– Depuis l’enfance le monde ne semble nous attirer, et lorsqu’on quitta la famille, la maison, la propriété, ce fut pour toujours. On n’y retourna jamais. La vie été difficile, et l’esprit est maintenant bien maitrisé. On a écouté les maitres spirituels du nord et du sud; on est allé en pèlerinage dans divers temples et tombeaux, là où étaient la sainteté et le juste enseignement. On a cherché dans le silence des endroits isolés, loin des lieux fréquentés par les homme et l’on connait les effets bénéfiques de la solitude et de la méditation. On a été témoin des bouleversements que ce pays a connu toutes ces dernières années – l’homme qui se retourne contre son semblable, une secte contre une autre, la tuerie, et les allées et venues des leaders politiques, avec leurs plans et promesses. Le roué et l’innocent, le puissant et le faible, le riche et le pauvre – ils ont toujours existé et existeront toujours, car ainsi va le monde.

Il resta silencieux quelques instants et reprit:

– L’autre soir, lors de la causerie, il a été dit que l’esprit doit se libérer des idées, des formulations, des conclusions. Pourquoi?

Peut on chercher si on débute par une conclusion, par ce que l’on connait déjà? La véritable recherche ne doit-elle pas débuter dans la liberté?

– S’il y a liberté, est-il besoin de chercher? La liberté est la fin de la recherche.

Se libérer du connu, de toute évidence, n’est que le début de la recherche. Si l’esprit n’est pas libéré du savoir en tant qu’expérience et que conclusion, il n’est pas de découverte mais une simple continuité, qui peut être modifiée, de ce qui a été. Le passé impose et interprète les expériences à venir, ce qui lui permet de se renforcer. Penser à partir d’une conclusion, d’une croyance, n’est pas penser.

– Le passé est ce que nous sommes aujourd’hui, il est constitué des choses que l’on a assemblées par le désir et ses diverses activités. Est-il possible de se libérer du passé? Qu’en est-il?

Ni le passé ni le présent sont figés, statiques et définitivement déterminés. Le passé est le résultat de nombreuses pressions, d’influences et d’expériences conflictuelles diverses, et cela devient le présent en mouvement qui est lui aussi changeant et se transforme sous les pressions incessantes de très nombreuses influences. L’esprit est le produit du passé, il a été assemblé par le temps, par les circonstances, par des évènements et des expériences qui proviennent du passé. Mais tout ce qui lui arrive, intérieurement et extérieurement, l’affecte. Il n’est plus ce qu’il était et n’est pas ce qu’il sera.

– En est-il toujours ainsi?

Seule une chose particulière et très spécialisée est faite une fois pour toutes selon un certain modèle. Le grain de riz ne deviendra jamais, en aucun cas, un épi de blé et la rose ne sera jamais un palmier. mais fort heureusement, l’esprit humain n’est pas aussi spécifique et il peut toujours se défaire de ce qui a été; rien ne l’oblige à être esclave de la tradition.

– Mais on ne dispose pas si facilement du karma. Ce que plusieurs vies ont construit ne pas être détruit d’un seul coup.

Pourquoi pas? Ce qui a été assemblé au cours des siècles, ou simplement hier, peut être immédiatement défait.

– De quelle façon?

Par la compréhension de cette chaine de la cause et de l’effet. Ni la cause ni l’effet ne sont jamais définitifs, immuables – car cela équivaudrait à l’esclavage et à la décadence éternels. Chacun des effets d’une cause subit nombre d’influences autant intérieures qu’extérieures, cela change constamment et devient à son tour la cause d’un autre effet. Grâce à la compréhension de ce qui se produit véritablement, on peut faire cesser instantanément ce processus, et l’on est ainsi libéré de ce qui a été. Le karma n’est pas une chaine éternelle, on peut le briser à n’importe quel moment. Ce qui a été fait hier peut être défait aujourd’hui, rien n’a de continuité permanente. La continuité peut et doit être interrompue par la compréhension de son processus.

– Cela est clair, mais un autre problème doit être résolu. C’est le suivant: l’attachement à la famille et à la propriété a cessé, il y a bien longtemps, mais l’esprit est toujours lié à des idées, des croyances, des visions.

Pourquoi?

– Il est facile de briser l’attachement aux choses de ce monde, mais pour ce qui est des choses de l’esprit, il en va différemment. L’esprit est constitué par la pensée, et la pensée existe sous la forme d’idées et de croyances. L’esprit n’ose pas se vider totalement, car s’il était vide, il cesserait d’être. C’est pourquoi il s’attache aux idées, aux espoirs et à la croyance en ce qui est au-delà de lui-même.

Vous avez dit qu’il était facile de se détacher de la famille et de la propriété. Pourquoi n’en est-il pas de même pour les idées et les croyances? Ne retrouve-t-on pas, dans les deux cas, les mêmes facteurs? L’homme s’accroche à sa famille et à ses biens parce que sans cela il se sent vide et perdu, et c’est pour les mêmes raisons que l’esprit s’accroche aux idées, aux visions, aux croyances.

– En effet. Être physiquement seul en des lieux déserts ne nous dérange pas, car nous sommes seuls parmi la foule. Mais l’esprit répugne à être privé des choses de l’esprit.

Et cette répugnance est synonyme de peur, n’est-ce pas?

La peur ne nait pas du fait d’être intérieurement ou extérieurement seul, mais de la crainte anxieuse du sentiment d’être seul. Ce qui nous fait peur, ce n’est pas le fait réel, mais son effet anticipé. L’esprit prévoit et craint ce qui pourrait être.

– La peur est-elle toujours relative à un futur anticipé, et jamais au fait réel lui -même?

N’en est-il pas ainsi? lorsque existe la peur de ce qui a été, cette peur ne concerne pas le fait réel, mais le fait qu’il être découvert, révélé, ce qui se situe à nouveau dans le futur. Ce que l’esprit redoute, ce n’est pas l’inconnu, mais c’est la perte du connu. Il n’existe pas de crainte du passé, mais ce qui cause la crainte, c’est l’idée de ce que peuvent être les effets du passé. On a peur de la solitude intérieure, de ce sentiment de vide qui peut se produire dans l’esprit qui n’a plus rien à quoi s’accrocher. C’est pour cela que l’on s’attache à une idéologie, une croyance, qui font obstacle à la compréhension de ce qui est.

– Cela est clair.

Et l’esprit ne doit-il pas être vide et solitaire? Ne doit-il pas échapper à l’influence du passé, de la collectivité et à l’influence de nos propres désirs?

– Cela n’est pas encore clair.

Même à cette altitude la chaleur était accablante. Les vitres des fenêtres étaient brûlantes. Le vrombissement monotone des moteurs de l’avion était apaisant, et la plupart des passagers somnolaient. La terre était loin au-dessous de nous, tremblotante dans la chaleur, uniformément brune, avec, de place en place, une tache de vert. Puis nous atterîmes, et la chaleur devint presque intolérable, extrêmement douloureuse, et même à l’intérieur du bâtiment on avait l’impression que la tête allait éclater. C’était le plein été et le pays était devenu semblable à un désert. Nous repartîmes et l’avion prit de l’altitude, en quête de vents frais. deux nouveaux passagers s’étaient installés en face et ils se mirent à parler à voix si haute qu’il était impossible de ne pas entendre la conversation. Cela commença assez calmement, mais le ton monta rapidement, et ce fut un échange de répliques pleines de familiarité et de ressentiment. Ils étaient si enflammés qu’ils semblaient avoir oublié les autres passagers; plus rien n’existait au monde que l’objet de leur colère.

La colère a ceci de particulier qu’elle vous isole; comme le chagrin, elle vous retranche du monde, et vous fait perdre le sens des relations humaines. La colère a la force et la vitalité passagères de ce qui est isolé. Il y a un étrange désespoir dans la colère; car l’isolement est désespoir. La colère que font naitre la déception, la jalousie, le besoin de blesser, procure un soulagement agréable dans la mesure où elle est justification de soi. Nous condamnons les autres, et cette condamnation nous justifie à nos yeux. Si nous n’adoptons pas telle ou telle attitude, qu’il s’agisse de justification ou d’humiliation, que sommes-nous? Nous cherchons par tout les moyens à affirmer notre personnalité, et la colère comme la haine, est un des moyens les plus faciles. Le simple mouvement d’humeur, une flambée de colère vite oubliée, est une chose; mais la colère délibérément mûrie et qui cherche à blesser et à détruire est tout autre chose. Un mouvement d’humeur peut avoir une cause physiologique que l’on peut déceler et à laquelle on peut aisément remédier; mais la colère résultant d’une cause psychologique est beaucoup plus subtile beaucoup plus difficile à traiter. La plupart des gens n’attachent pas une grande importance à la colère et se trouvent facilement des excuses. Pourquoi ne nous mettrions-nous pas en colère lorsque nous subissons un affront ou lorsque nous assistons à des scènes qui nous révoltent? Ainsi nous trouvons des justifications à notre colère. Il ne nous arrive jamais de dire que nous sommes en colère et de nous en tenir là; nous nous lançons dans de savantes explications sur ses origines. Nous ne disons jamais simplement que nous sommes jaloux ou fâchés, mais nous justifions ou nous expliquons notre jalousie ou notre ressentiment. Nous demandons comment il peut y avoir de l’amour sans jalousie, ou bien nous disons que les agissements de telle personne nous ont déplu, et ainsi de suite;

C’est l’explication, la formulation, silencieuse ou exprimée, qui entretient la colère, qui l’amplifie et l’enracine. L’explication, muette ou exprimée, nous empêche de nous découvrir tels que nous sommes: elle se dresse comme un écran, comme un bouclier. Nous voulons qu’on nous flatte, qu’on nous décerne des éloges, nous attendons quelque chose; et lorsque cette chose n’a pas lieu, nous sommes déçus, nous éprouvons de l’amertume et de la jalousie. Alors, avec violence ou douceur, selon notre tempérament, nous blâmons quelqu’un d’autre, nous disons que c’est l’autre qui est responsable de notre amertume. Vous avez beaucoup d’importance parce que mon bonheur, ma situation ou mon prestige dépendent de vous. C’est grâce à vous que je peux éprouver des satisfactions, et c’est pour cela que vous avez une telle importance à mes yeux; je dois vous ménager, je dois vous posséder. Grâce à vous, j’échappe à moi-même; et quand on me rejette en face de moi-même je me mets en colère car j’ai peur de ce que je suis; La colère prend des formes diverses: déception, irritation, amertume, jalousie, etc.

La colère rentrée, qui est le ressentiment, appelle son antidote, le pardon; mais le fait de refouler ses colères est beaucoup plus significatif que le pardon. Le pardon n’est pas nécessaire lorsque la colère n’a pas été mise en réserve. Le pardon est essentiel si il y a ressentiment; mais si vous vous libérez de la flatterie comme du sentiment de l’injustice, sans la dureté de l’indifférence, vous arrivez à la miséricorde, à la charité. On ne peut pas se défaire de la colère par l’action de la volonté, car la volonté appartient à la violence. La volonté résulte du désir, de l’envie d’être; et le désir est par nature agressif, dominateur. Étouffer la colère par la volonté, c’est transférer la colère sur un autre plan, en lui donnant un autre nom; mais cela appartient encore au domaine de la violence. Pour se libérer de la violence, et c’est tout à fait différent de la pratique de la non violence, il faut qu’il y ait compréhension du désir. Il n’y a pas d’équivoque spirituel au désir; il ne peut être supprimé ou sublimé. Il doit y avoir lucidité silencieuse et sans choix du désir; et cette lucidité passive est la perception directe du désir sans la présence d’un observateur pour lui donner un nom.

La limite entre le monde réel et celui de l’imaginaire n’est faite que d’un petit portail : notre imagination. Mais bien des fois, des histoires légendaires et historiques trouvent leurs sources dans les secrets du passé. Le monde regorge de merveilles aussi fascinantes les unes que les autres. Des endroits les plus oniriques de notre planète à des lieux mythiques de bataille historiques, chacun possède un voile de mystère que nous allons tâcher de percer. Nous vous emmenons à la découverte des lieux sacrés à travers le monde. Et pour cela, nous allons commencer par Brocéliande, l’un des premiers endroits sacrés en France.

Brocéliande, une forêt mythique

Localisée en Bretagne, Brocéliande est la forêt la plus importante par sa superficie et est souvent associée à la légende arthurienne.

La légende autour de Brocéliande

L’histoire de la Brocéliande tire sa source à l’époque du roi Arthur. Tout commence au Ve siècle apr. J.-C., au moment où les Barbares disputaient le pouvoir et les possessions des peuples de l’autre côté de la Manche en Bretagne. Mais très tôt, les assaillants prêts à tout pour assouvir leurs désirs se heurtèrent à la résistance dirigée par un certain Arthur Pendragon. C’était le seigneur de Camelot. Entouré des valeureux chevaliers de la confrérie de la Table Ronde, ce dernier n’avait pour but que la défense de leurs propriétés. Se succédèrent alors de multiples batailles dont le récit, transmis au fil des siècles par la tradition orale, devint un ensemble d’histoires légendaires associées à la conquête du mystérieux Graal.

Fort de sa victoire à la bataille d’Hastings aux côtés de Guillaume le Conquérant, Raoul II de Montfort, seigneur de Gaël, entend ces récits guerriers. C’est lui qui, une fois de retour sur les terres de Paimpont, répandra l’histoire de ces batailles au cours des soirées de veillées. Une histoire embellie. C’est ainsi que débutera la longue route de la légende de la Brocéliande à travers les récits médiévaux.

Brocéliande à travers les récits médiévaux

Dès le XIIe siècle, la Brocéliande était déjà citée dans les romans médiévaux. C’est la preuve selon Philipe Walter que « le mythe de la Brocéliande n’est pas une invention récente ». Le poète normand Wace, à travers ses œuvres, est celui qui introduira la légende de la Table Ronde dans l’histoire de la Bretagne.

Vingt ans plus tard, Chrétien de Troyes, à travers Yvain ou le chevalier au lion, évoquera Brocéliande comme une forêt enchantée au sein de laquelle se trouvait une fontaine gardée par un chevalier invincible. À sa suite, de nombreuses œuvres et auteurs tels que Guillaume le Breton, Giraud de Barri et Alexandre Neckam parleront de Brocéliande, mais sans jamais indiquer sa localisation. Cela fera d’elle une forêt à la situation ambiguë.

Brocéliande : une position controversée

Bien qu’il fût certain que la forêt de Brocéliande se trouvait en Bretagne, nul ne sut indiquer avec certitude sa position. Les anciens auteurs avaient gardé le secret. Cela donna naissance à plusieurs hypothèses. Selon Arthur de la Borderie, il y aurait trois Brécilien (autre nom donné à la forêt) en Bretagne : le Brécilien de Paule, le Brécilien près de Paimpont et Montfort et celui de Priziac. Toutefois, aucune preuve historique et archéologique n’a attesté que ces trois lieux auraient été autrefois situés dans une même forêt.

Si, pour Wace, la forêt de Brocéliande se situait en Bretagne armoricaine, pour Chrétien de Troyes par contre, elle était localisée en Grande-Bretagne et pour d’autres encore Brocéliande n’aurait jamais existé. C’est ainsi que de la forêt de Quintin à celle Montfort et Paimpont, la localisation de la mystérieuse forêt de la Brocéliande fera l’objet de vives discussions entre les différents auteurs à travers le temps.

Finalement, après la découverte de la charte des Usemens de Brecilien, l’identification entre la forêt de Paimpont et Brocéliande constituera désormais à l’unanimité « une vérité historique ». C’est ainsi qu’aujourd’hui, l’énigmatique forêt de Paimpont accueille environ 170 000 visiteurs par an. Vous pouvez y visiter de nombreux endroits mythiques et vivre une expérience inoubliable. Si vous désirez un jour de vous y rendre, n’hésitez pas à visiter le Pont du Secret, la fontaine de Barenton, les ruines de Ponthus, l’hotié de Viviane, le miroir aux fées, la Fontaine de Jouvence ou le fameux Val sans retour. Laissez-vous emporter par la magie de Brocéliande.

Les lieux incontournables de la forêt de Brocéliande

La forêt de Brocéliande est le réservoir de plusieurs empreintes de l’histoire arthurienne. Au nombre de celles-ci se trouvent la Fontaine de Barenton, la Fontaine de Jouvence, le Pont du Secret, le Val sans retour, le Tombeau de Merlin et bien d’autres.

La fontaine de Barenton

La fontaine de Barenton se situe dans la forêt de Paimpont. Elle apparaît pour la première fois dans l’histoire au 12e siècle avec le Roman de Rou de Wace. La fontaine de Barenton est le point culminant du département d’Ille-et-Vilaine et de la forêt. Elle est située au-delà du village de « Folle Pensée », à 190 mètres d’altitude sur le contrefort nord de la Butte de Ponthus. Pour la trouver, il faut s’enfoncer au cœur de la forêt.

Autrefois appelée Bélenton, la fontaine aurait hérité ce nom de Bélénos, le dieu soleil celte. Elle représentait son sanctuaire. Possédant les mêmes propriétés que la divinité, il paraît que la fontaine entrait en ébullition en cas de violentes tempêtes. De plus, cette source avait le pouvoir de guérir des maladies chroniques.

La fontaine de Barenton est le lieu qui garde le secret de la rencontre entre Merlin le mage et Viviane, son élève et amante. Elle verra également le mythique affrontement du Chevalier Noir et d’Yvain, le Chevalier au lion. Selon la culture populaire, la fontaine de Barenton pourrait prédire la survenue d’un mariage ou pas. En effet, si des bulles apparaissaient après que les femmes y avaient jeté une épingle en métal, c’était le gage qu’elles se marieraient au cours de l’année.

Après le départ des druides, la fontaine fut christianisée grâce à la construction d’une chapelle qui ne fera pas long feu.

La fontaine de Jouvence

Bien que la Fontaine de Jouvence soit un thème mythologique retrouvé dans plusieurs textes antiques et médiévaux et que sa localisation se retrouve ainsi dans plusieurs pays aussi bien imaginaires que réels, la forêt de la Brocéliande possèderait la sienne.

Aussi appelée « Fontaine des Landelles », la Fontaine de Jouvence est localisée dans la forêt de Paimpont, à proximité du village des Landelles à Saint-Malon-sur-Mel. À quelques pas du tombeau de Merlin, repose une source aux propriétés mystérieuses. En effet, cette eau aurait la capacité de guérir et rajeunir quiconque s’y plongerait.

C’est à cet endroit que, chaque année, les nourrissons se faisaient baptiser le 21 juin, jour du solstice d’été. Selon l’auteur de « Forêt de Brocéliande », Felix Bellamy, tous les nouveau-nés se faisaient recenser dans le marith (un registre). Ceux qui naissaient après ce solstice devaient attendre le prochain avant de connaître leur bain de minuit. Si vous aussi vous désirez avoir la jeunesse éternelle, il vous faudra :

Selon votre degré de perfection, vous pourrez rajeunir de quelques secondes, quelques minutes ou même quelques heures. Les plus chanceux, eux, pourront retrouver leurs physiques d’il y a quelques années.

Le Pont du Secret

Le Pont du Secret est un lieu de la forêt de la Brocéliande, situé à l’extrémité sud de la commune de Paimpont. Délimité par deux cours d’eau, l’Aff et le ruisseau de la Moutte, ce pont sera le théâtre de la bataille entre républicains et chouans en 1794. En effet, il fut le lieu de violents affrontements durant la Révolution. La Bataille du 3 mai 1974 restera mémorable. 3000 soldats se firent attaquer par l’armée de Joseph de Puisaye.

Le Pont du Secret est aussi considéré comme le lieu où le jeune Lancelot, dernier chevalier de la Table ronde, reçut l’aveu de l’amour de la reine Guenièvre, épouse du roi Arthur.

Le tombeau de Merlin

On ne saurait parler de l’histoire arthurienne sans pour autant évoquer le grand magicien Merlin (ou Myrddin). En effet, Merlin a joué un rôle important dans la vie du roi. Conseiller du père d’Uther Pendragon, lui-même père d’Arthur, il a permis à celui-ci de conquérir le cœur de la belle Ygraine de Cournailles.

Parmi les prodiges qu’on lui prête, Merlin l’enchanteur avait la possibilité de contrôler les éléments naturels, de voir le passé ou le futur ou encore de parler aux animaux.

Le tombeau de Merlin est une caverne au-dessus de laquelle sont assemblées trois pierres. La légende raconte que Merlin aurait été pris dans un piège qu’on ne peut dénouer sous une aubépine en fleur. Et derrière le monument, pousse effectivement une aubépine. Jusqu’aujourd’hui, l’enchanteur vit toujours sous l’effet du sortilège de Viviane son amante qui voulait le maintenir auprès d’elle pour l’éternité.

Le chêne des Hindrés

À quelques pas de la fontaine de Jouvence et du tombeau de Merlin se trouve le Chêne des Hindrés, l’arbre le plus remarquable de la forêt de Brocéliande de par sa taille et la forme tortueuse de ses branches. Âgé de près de 500 ans, il ne risque pas de passer inaperçu. Répertorié comme étant un arbre remarquable depuis 1997, le chêne des Hindrés est l’un des plus admirables de son espèce. Vu son importance, il fut bénéficiaire en 2010 d’un aménagement de l’Office National des Forêts (ONF).

Aujourd’hui, le Chêne des Hindrés en entouré d’un enclos et d’une terrasse qui laisse accès à son tronc. Depuis des siècles déjà, il est et demeure le témoin du temps qui passe, garant de la magie des druides en Brocéliande.

Le Val sans Retour

Encore appelé le Val aux faux amants, le Val sans Retour est une vallée située dans la forêt de Paimpont à proximité du tombeau de Merlin. Selon la légende, il fut le théâtre de la rencontre d’Arthur, de Lancelot et de la fée Morgane ou encore de la croisée des korrigans, des lavandières de nuit et de la Sorcière des Quatre Vents.

Selon la légende, la fée Morgane, demi-sœur du roi Arthur, aurait décidé de se venger du beau Guyomarc’h qui l’avait trahie et de son amante. Elle les condamna aux supplices du feu et de la glace. Puis la princesse fée au cœur brisé enferma les deux amants dans la roche pourpre du Val. Et pour rendre sa vengeance complète, Morgane décida de frapper tout amant infidèle de cette malédiction. C’est ainsi qu’elle jeta un sortilège sur l’entrelacs de vallées resserrées devenu le Val Sans Retour.

Tous les amants infidèles qui avaient la malchance de passer par là demeuraient donc prisonniers des sortilèges créés par la fée. Ceux qui se trouvaient pris au piège perdaient le sens de la réalité. Et cela resta ainsi jusqu’à ce que Lancelot brise la malédiction. Figure téméraire et personnage empreint d’amour pour la reine Guenièvre, il découvrit à l’aide d’un anneau magique les ruses de Morgane. Fort de son audace, il réussira donc à libérer tous les prisonniers de l’emprise maléfique du sort de la fée.

Le légendaire Arbre d’or

Encore appelé « l’Or de Brocéliande », la légende de l’arbre d’or est la plus récente de Brocéliande. Elle remonte en 1991, à la suite des incendies dont fut victime la forêt en 1990. L’arbre d’or est en effet un châtaignier calciné recouvert de 5000 feuilles d’or témoignant de la puissance des forces magiques présentes dans la forêt. C’est également le symbole de la volonté des hommes à faire revivre le Val et la forêt enchantée de Brocéliande.

Le monument qui se dresse est le signe d’images légendaires. Les branches de l’arbre d’or sont en effet semblables au bois du grand cerf, l’une des apparences de Merlin, et les troncs calcinés qui l’entourent sont semblables à la garde sombre des chevaliers autour du roi brillant.

Le Miroir aux Fées

Dans les légendes celtiques, l’eau représente la frontière entre le monde réel et la dimension spirituelle. Comme l’ensemble du Val, le Miroir aux Fées est situé près de Tréhorenteuc. « Miroir aux fées » est le nom donné à l’étang ouvrant le Val sans Retour dans la forêt de Paimpont. Cet étang doit son nom à ses eaux vives et claires comme l’argent.

Selon la légende, pour échapper à l’emprise des hommes, sept fées avec chacune sa spécialité se sont réfugiées sous les eaux d’un étang. Elles y ont bâti leur demeure et se sont jurées de ne plus jamais se montrer aux hommes. Mais avec les siècles qui passaient, la plus jeune, autrefois la plus vive, devint morose. Un jour, se baladant dans les eaux de l’étang, elle entendit un bruit. Remontant le bruit jusqu’à sa source, elle fit la rencontre d’un bel homme. La petite fée rompit alors son serment.

Les sœurs, en découvrant quelques jours plus tard la tromperie de leur benjamine, ne purent s’empêcher d’assassiner ce mortel qui désormais connaissait le secret des fées. À la nuit tombée, la jeune fée découvrit le corps sans vie de son amoureux et entra dans une colère noire. À l’aide d’une serpe, elle égorgea chacune de ses sœurs et recueillit leur sang dans un bol. Elle y ajouta le sien et, avec quelques feuilles, prépara une mixture pour réanimer le jeune homme.

Depuis, elle aurait rejoint le monde des humains, laissant le corps de ses sœurs au fond de l’étang. Et quiconque depuis cette triste aventure franchit le Miroir des Fées est emporté dans l’autre Monde, là où la vie dure éternellement.

L’hôtié de Viviane

Aussi appelé « tombeau des druides », l’hôtié (ou maison) de Viviane était située à proximité de celle de son maître et amant Merlin. La demeure de Viviane est une sépulture néolithique faite de pierre mégalithique et ayant la forme d’un coffre funéraire bordé par 12 dalles en schistes rouges. Elle est localisée à Paimpont, près du hameau de la « Touche de Guérin » et à 500 mètres au sud-ouest du Val sans retour. Selon la légende, c’est là que vivait la fée Viviane avant sa rencontre avec Merlin.

Mais lorsque la localisation du Val sans Retour fut déplacée dans le Val de Rauco, ce sera un site mégalithique près de la vallée de Gurvant qui prendra le nom d’Hôtié de Viviane, quelques fois assimilé au tombeau de Viviane.

Vu l’aspect particulier que présentait ce site, les chercheurs et curieux du 19e siècle attribuaient ces architectures frustes et très antiques aux Celtes, aux Gaulois et aux druides. Mais grâce aux évolutions scientifiques et aux techniques de datation récentes, il fut découvert que ces monuments remontaient à beaucoup plus loin. Ils auraient été bâtis par les derniers hommes préhistoriques. Toutefois, les druides les auraient utilisés pour leurs cérémonies.

De nombreux autres sites mégalithiques sont aussi présents dans le massif forestier de Paimpont. Ils sont tous considérés comme étant des vestiges du culte druidique, mais dont la création remonte au Néolithique.

Le Hêtre de Ponthus

Le hêtre de Ponthus est situé à quelques pas de la Fontaine de Barenton. Mais aujourd’hui, il ne reste plus que quelques pierres à son pied, vestiges du château de Ponthus. Ponthus est un personnage introduit dans le mythe de la forêt de Brocéliande par Guy XIV de Laval dans les Usements de la forêt de Brécilien, un écrit médiéval. La première mention du château du héros, elle, se fera au 17e siècle.

Ce lieu est aussi appelé Tour de Ponthus, château de Ponthus, château de Bellanton ou tout simplement Ponthus. Vous serez capable de reconnaître aujourd’hui le hêtre de Ponthus grâce aux pierres dispersées çà et là autour d’un arbre remarquable âgé de plus de 300 ans.

Ponthus serait le fils du roi de Galicie en Espagne. Au cours d’une expédition, le jeune prince accompagné de quatorze de ses compagnons fit naufrage sur la côte du Morbihan où il sera accueilli par le roi de la Petite Bretagne à Vannes. C’est là qu’il fit la rencontre de plusieurs seigneurs, dont le sire de Gaël, seigneur de Brocéliande avec qui il se lie d’amitié. Il fera également la rencontre de Sydoine, fille du sire de Gaël. Cependant, pour se voir accorder la main de sa belle, Ponthus devra relever certaines épreuves.

Ponthus partit donc pour une aventure de laquelle il reviendra triomphant. Mais une fois de retour, il suscitera la jalousie d’hommes perfides qui tâcheront de nuire à sa réputation aux yeux de Sydoine. Ponthus décide alors de se retirer au château de Ballanton en Brocéliande où il combattra chaque mardi tout chevalier qui voudra l’affronter. Cinquante chevaliers vont se présenter devant lui et perdre chacun leur tour. Après chacune de ses victoires, Ponthus envoyait le chevalier perdant en tant qu’esclave à sa bien-aimée, auprès de laquelle il entrera finalement en grâce et qu’il finira par épouser.

Après la naissance du fils de Ponthus, un grand vent souffla et détruisit le château. Depuis, les remparts ont laissé place à un magnifique hêtre.

Le chêne de Guillotin

Tout comme le chêne des Hindrés, le chêne de Guillotin est un arbre imposant par sa carrure qui ne risque pas de passer inaperçu. Âgé de 1000 ans environ, il est inscrit à l’ONF. La légende raconte que pendant la révolution de 1971, l’abbé de la paroisse Pierre-Paul Guillotin y trouva refuge afin d’échapper à ses poursuivants. En effet, l’abbé Guillotin, après son refus de signer la constitution civile, fut poursuivi par trois cents gardes nationaux de Paimpont et des gendarmes de Plélan. Caché dans l’arbre, des araignées géantes auraient tissé une toile pour dissimuler le réfractaire de ses poursuivants.

Selon une autre légende, Notre-Dame de Paimpont serait descendue sur la Terre et, pour boucher le trou de l’arbre creux, se serait transformée en araignée et aurait tissé une toile.

Enfin, non loin du chêne de Guillotin serait enterré un trésor : le trésor d’Éon, un moine réfractaire. Il est souvent comparé à Robin des bois et est considéré comme un mystique et visionnaire.

La forêt de Brocéliande a pendant des siècles durant fait face à une série de catastrophes sans pour autant disparaître. Empreinte de l’histoire arthurienne, elle a été protégée tout ce temps par les puissances magiques qui l’habitaient. La forêt de Brocéliande vous ouvre ses portes pour découvrir le monde ésotérique. Mais assurez-vous de ne pas vous y perdre !

En Amazonie occidentale, les chamanes attaquent les membres des communautés où habitent d’autres chamanes en leur envoyant à distance des maladies ou d’autres malheurs sous la forme de fléchettes, qui sont invisibles pour ceux qui ne sont pas chamanes. L’anthropologue français Jean-Pierre Chaumeil trouve des correspondances frappantes entre ces fléchettes chamaniques et les virus. A son point de vue, les sociétés amazoniennes comprennent le fonctionnement des virus. La différence entre leur pratique médicale et la médecine occidentale réside dans leurs systèmes de croyance respectifs.

D’une manière générale, ces projectiles invisibles sont détenus par les chamanes qui les conservent dans leur propre organisme (estomac, poitrine, bras) et les “nourrissent” soit directement avec leur propre sang, soit avec de la fumée ou du jus de tabac qu’ils absorbent régulièrement tout au long de leur carrière; les fléchettes sont alors susceptibles de croître et même de s’auto-reproduire à l’intérieur du corps. De l’avis général, elles émanent du monde surnaturel, notamment d’entités invisibles ou d’esprits forestiers avec lesquels les chamanes entrent en contact lors de l’initiation. Ces fléchettes sont le plus souvent associées à des masses visqueuses ou “baves”, traduites en espagnol par flema (flegme), llausa en quechua, qui les enveloppent délicatement (Yaguá) ou dans lesquelles elles baignent (Jivaro) et qui constituent en quelque manière leur forme embryonnaire ou matricielle. Les Yagua disent encore que le flegme empêche les projectiles de s’agglutiner entre eux sous l’effet de leur force d’attraction réciproque. Le flegme est également assimilé, selon ces mêmes indigènes, à une substance lubrifiante qui recouvre les parois internes des principaux organes pour faciliter la circulation des fléchettes. les projectiles magiques seraient, selon cette définition soit un condensé ou un concentré de flegme amniotique. Toutefois, le concept de fléchette magique ne saurait se réduire à cette seule définition. Dans plusieurs langues indigènes le terme pour fléchettes signifie aussi esprit, force, pouvoir surnaturel, énergie ou encore savoir (en Queshua, fléchette se dit yachay, du verbe yacha, savoir). On serait d’ailleurs tout aussi embarrassé si l’on voulait définir séparément l’un ou l’autre de ces concepts. La notion de pouvoir par exemple, pour autant qu’elle puisse se laisser appréhender comme telle, désigne ou implique, dans la plupart de ces sociétés, ne force (vitale, magique, guerrière ou chamanique), la maitrise des visions ou de substances (magiques, odorantes, sapides, etc.) ou un savoir (rituel, spirituel, ésotérique). Dans cette optique, les dards magiques seraient tout autant un principe de connaissance, un savoir, qu’un pouvoir pathogène ou thérapeutique.

Loin de constituer des objets inertes, les fléchettes sont donc perçues comme des entités vivantes, susceptibles de croitre, de se reproduire et de se déplacer à grande vitesse sur de très longues distances. À cet égard, on le compare parfois à des jets lumineux; c’est d’ailleurs sous cet aspect qu’elles apparaissent souvent aux apprentis chamanes. on les dit encore chargées d'”électricité” (comme l’éclair) ou douées d’une grande force d’attraction à l’image d’un aimant. Toutefois, ces entités “électriques” bénéficient d’une autonomie très relative et n’existent pas en circulation libre dans la nature, mais sont contrôlées par des esprits forestiers. Certains groupes comme les Achuar disposent même d’esprits génériques pour chaque catégorie de fléchettes. les chamanes obtiennent ainsi des substances pathogènes (et thérapeutiques) d’instances surnaturelles qui sont elles-même source de maladie, puisque détentrices de fléchettes. Les indigènes connaitraient donc bien la notion d’agent pathogène à l’état naturel, mais “sous contrôle” et non en libre circulation. […]

Dans la majorité des cas, le contact avec les esprits détenteurs de fléchettes requiert l’ingestion de boissons hallucinogènes préparées notamment avec la liane Banisteriopsis caapi, connue régionalement sous le nom de ayahuasca ou yagé. Afin de constituer le stock de fléchettes le plus diversifié possible, les chamanes doivent prendre contact avec le plus grand nombre d’esprits et multiplier d’autant les prises d’hallucinogènes. En règle générale, les chamanes comptabilisent parfaitement le nombre de leurs fléchettes dont ils doivent constamment assurer l’approvisionnement (en les alimentant ou en puisant à la source) s’ils veulent rester compétitifs.

La technique d’extériorisation des fléchettes s’effectue généralement à l’aide de fumée ou de jus de tabac qui a le pouvoir de faire remonter les projectiles vers la bouche ou l’extrémité d’un membre selon le cas. […]

Projetées dans l’espace, les fléchettes restent en contact avec leur propriétaire au moyen de message sonores, de chants, ou de filaments invisibles, et communiquent parfois entre elles par divers procédés acoustiques (sifflements, bruissements, etc.). Chez les Shuar, ce sont les esprits auxiliaires pasuk qui médiatisent les rapports avec les fléchettes dont ils sont les seuls à parler les “langues”. […]

Par ailleurs, chaque classe de fléchettes est souvent associée à un type de maladie qu’elle est censée inoculer et parfois guérir. […]

Les modalités d’extraction des fléchettes pathogènes du corps des victimes sont sensiblement les mêmes dans l’Ouest amazonien et consistent en massages, souffles de fumée de tabac et succions. Néanmoins dans certains cas, l’extraction n’est possible que si le guérisseur dispose de fléchettes homologues,, c’est-à-dire appartenant au même type que celles présentes dans le corps du patient. Ces dernières seront alors “séduites” ou “attirées” comme par aimantation et ne pourront résister à l’envie de rejoindre leurs homologues, assurant du même coup la guérison. Ressort ici le caractère potentiellement pathogène et thérapeutique des fléchettes. Une fois capturés, les projectiles pathogènes peuvent être détruits (notamment en les brûlant), renvoyés à l’agresseur présumé ou à un membre de sa famille, ou encore incorporés au stock de fléchettes du guérisseur. Soulignons enfin que la plupart des notions présentées ci-dessus trouve un très large écho dans la société métisse régionale. […]

Non seulement le chamane accumule dans son organisme les agents pathogènes, mais il les “cultive”, en “fabrique” de nouveaux en les nourrissant avec du jus ou de la fumée de tabac (ou avec d’autres ingrédients). Les fléchettes se reproduiront dans son corps comme des boutures fraîchement repiquées, selon la belle formule de la métaphore végétale. Il existe d’ailleurs une féminisation du corps du chamane durant l’initiation. A lire Harner, le transfert des fléchettes jivaro rappelle très explicitement le processus d’enfantement, assorti d’une couvade. Le corps du chamane devient alors une sorte de complexe virologique non seulement porteur, mais producteur de virus (mais aussi, comme nous le verrons, de contre virus). […]

Les projectiles ont aussi, nous l’avons vu, valeur thérapeutique en tant que force ou remède aspirant; ils “aspirent” en effet tel un aimant les projectiles (généralement de même type) par leur homologues et pourront alors se fondre dans le flegme correspondant du chamane. Sans que ce soit la règle absolue, il y a souvent la nécessité de détenir, pour guérir, le même type de fléchette que l’objet incriminé. Parfois, il faut entonner le même chant que celui reconnu comme ayant provoqué la maladie. Tout se passe comme si l’on avait affaire à un système de guérison à l’identique, “virus contre virus”, qui fait inévitablement penser au principe homéopathique du contre-virus.

Par ailleurs les fléchettes forment une “armure” (cuirasse, ceinture ou bouclier protecteur) tout autour du corps du chamane (voir autour des habitations), armure ou rempart dont les mailles très serrées ont la réputation de ne laisser percer aucun projectile ennemi. Ce concept de fléchette-armure est très répandu dans le haut Amazone, aussi bien en milieu indigène que métis où il prend le nom d’arkana (du queshua arkay, “empêcher, bloquer, fermer”). Ce système de protection constituerait une sorte d’autodéfense immunitaire acquise par le chamane qui apparaîtrait dès lors comme un corps partiellement immunisé, vacciné. Nous avons décrit plus haut le processus d’accoutumance progressive à l’agent pathogène auquel doit se soumettre le novice en avalant des substances pathogènes transmises de “bouche à bouche” par un chamane en exercice. De même, durant les cures, le chamane place souvent en travers de sa gorge plusieurs fléchettes pour capturer, immobiliser ou neutraliser le projectile dégagé, pour ensuite le “vomir” ou l’incorporer éventuellement à son stock de fléchettes, voir pour éviter le désagrément d’être affecté par les syndromes de son patient en empêchant le dard incriminé de s’insinuer dans son propre organisme. […]

En résumé, que l’on considère des fléchettes comme agent pathogène, comme agent thérapeutique ou comme protection immunitaire (ainsi que les notions de contamination, de corps-virus ou de corps-vacciné), tout se passe comme si l’on avait affaire à un vaste complexe “ethno-virologique” dont la particularité tiendrait au caractère “fabriqué” et “contrôlé” des agents pathogènes et thérapeutiques qui le composent. On pourrait conclure que si nous fabriquons de notre côté les vaccins et non les virus, les indigènes amazoniens auraient à l’inverse tendance à “fabriquer” les virus et non les vaccins, si l’on excepte bien entendu les “fabricants de virus” eux-mêmes que sont les chamanes. En d’autres termes, les sociétés amazoniennes n’auraient pas attendu l’arrivée de la médecine occidentale pour comprendre les principes de fonctionnement d’un système virologique. L’examen d’un aspect de leur pratique médicale montre qu’ils en connaissent les grandes lignes, la différence tenant essentiellement aux systèmes de croyance associés. C’est sans doute pourquoi, jusqu’à présent, à de très rares exceptions près, les deux médecines ont toujours le plus grand mal à se comprendre.

JEAN PIERRE CHAUMEIL 1993 — ANTHOLOGIE DU CHAMANISME : JEREMY NARBI – FRANCIS HUXLEY – ALBIN MICHEL

Art by Ettore Aldo Del Vigo

Le chiffre sept revient dans tout les système de croyance qu’il m’eut été donné de côtoyer. Le trois fois sept initiatiques du Vodou (qui nous permet de se rendre compte de l’incohérence de certaines initiation) d’une part mais également dans les loges de certaines obédiences ou chaque grade est rattaché à un cursus multiple de sept. Grâce au travail incroyable de Jean Chevalier et de Alain Cheerbrant pour la mise en oeuvre de leur Dictionnaire des Symboles aux éditions Bouquin, voici un tour d’horizon de la symbolique de ce chiffre…

Sept correspond aux sept jours de la semaine, aux sept planètes, aux sept degrés de la perfection, aux sept sphères ou degrés célestes, aux sept pétales de la rose, aux sept têtes du naja d’Angkor, aux sept branches de l’arbre cosmique et sacrificiel du chamanisme, etc…

Certains septénaires sont symboles d’autres septénaires; ainsi la rose aux sept pétales évoquerait les sept cieux, les sept hiérarchies angéliques, tous ensembles parfaits. Sept désigne la totalité des ordres planétaires et angéliques, la totalité des demeures célestes, la totalité de l’ordre moral, la totalité des énergies et principalement dans l’ordre spirituel. Il était chez les égyptiens symbole de vie éternel. Il symbolise un cycle complet, une perfection dynamique. Chaque période lunaire dure sept jours et les quatre période du cycle lunaire (7×4) ferment le cycle. Philon observe à ce propos que la somme des sept premiers nombres (1+2+3+4+5+6+7) arrive au même total: 28. Sept indique le sens d’un changement après un cycle accompli et d’un renouvellement positif.

Le nombre sept est caractéristique du culte d’Apollon; les cérémonies apolliniennes se célébraient le septième jour du mois. En Chine également, les fêtes populaires avaient lieu un septième jour. Il apparait dans d’innombrables traditions et légendes grecques: les sept Hespérides, les sept portes de Thèbes, les sept fils et sept filles de Niobé; les sept cordes de la lyre, les sept sphères , etc. Il y a sept emblèmes du bouddha. Les circumambulation de la Mecque comprennent sept tours. Il se trouve exprimé, si l’on y aoute le centre, dans l’hexagramme (voir sceau de Salomon). La semaine comprend six jours actifs, plus un jour de repos, figuré par le centre; le ciel six planètes (dans le comput ancien), le soleil étant au centre; l’hexagramme six angles, six côtés ou six branches d’étoiles, le centre jouant le rôle d’un septième; les six directions de l’espace ont un point médian ou central, qui donne le nombre sept. Il symbolise la totalité de l’espace et la totalité du temps.

Associant le nombre quatre, qui symbolise la terre (avec ses quatre points cardinaux), et le nombre trois, qui symbolise le ciel, sept représente la totalité de l’univers en mouvement.

Le septénaire résume aussi la totalité de la vie morale, en additionnant les trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, et les quatre vertus cardinales, la prudence, la tempérance, la justice et la force.

Les sept couleurs de l’arc-en-ciel et les sept notes de la gamme diatonique révèlent le septénaire comme un régulateur des vibrations, vibrations dont plusieurs traditions primitives font l’essence même de la matière.

On prête à Hippocrate cette sentence: le nombre sept, par ses vertus cachées, maintient dans l’être toutes choses; il dispense vie et mouvement; il influence jusqu’aux êtres célestes.

Sept est le nombre, a-t-on noté d’abord, de l’achèvement cyclique et de son renouvellement. Le monde ayant été crée en six jours, Dieu chôma le septième et en fit un jour saint: le sabbat n’est donc pas vraiment un repos extérieur à la création, mais son couronnement, son achèvement dans la perfection. C’est ce qu’évoque la semaine, durée d’un quartier lunaire.

La perfection à sept du rythme sénaire est aussi familière à l’islam, et notamment à l’ismaélisme: le solide possède sept côtés (les six faces plus sa totalité — qui correspond au sabbat). Tout ce qu’il y a dans le monde est sept, parce que chaque chose possède une ipséité de six côtés. Les dons de l’intelligence son sept (six, plus le ghaybat, la connaissance suprasensible). Les imâms d’une période sont sept (six plus le Qâ’im, l’imâm de la résurrection). Ces différentes séries sont de plus en correspondance les unes avec les autres. La religion littérale se développe sur un cycle de six jours, qui sont six millénaires, suivis d’un septième, le sabbat de la religion en vérité, le jour du soleil et de la lumière, de la manifestation de l’imâm jusque-là caché.

Une tradition hindoue attribue au soleil sept rayons: six correspondent aux directions de l’espace, le septième au centre. Semblablement, l’arc-en-ciel n’a pas sept couleurs, mais six: la septième est le blanc, synthèse des six autres. De même, les sept faces du mont Méru, tournées vers chacun des sept dvîpa (continents) correspondants aux sept directions de l’espace Hindou (six plus le centre). De Dieu, Coeur de l’univers, écrit Clément d’Alexandrie, émanent les six étendues et les six phases du temps: c’est là le secret du nombre sept; le retour au centre, au Principe, à l’issue du développement sénaire, parfait le septénaire.

Le nombre sept est bien universellement le symbole d’une totalité, mais d’une totalité en mouvement ou d’un dynamisme total. Il est, comme tel, la clef de l’apocalypse (7 églises, 7étoiles, 7 esprits de Dieu, 7 sceaux, 7 trompettes, 7 tonnerres, 7 têtes, 7 fléaux, 7coupes, 7 rois…) sept est le nombre des cieux bouddhiques. Avicenne décrit aussi les sept archanges princes des sept cieux, qui sont les sept Veilleurs d’Hénoch et correspondent aux sept Rishi védiques. Ceux-ci résident dans les sept étoiles de la Grande Ourse, avec lesquelles les Chinois mettent en rapport les sept ouvertures du corps et les sept ouvertures du cœur. La lampe rouge des sociétés secrètes chinoises à sept branches, comme le chandelier des Hébreux.

Certains textes musulmans rapportent les sept sens ésotériques du Coran aux sept sens subtils de l’homme. On rappellera que le Yoga connait aussi sept centres subtils (les six chakra, plus le sahasrârapadma). Selon Abû Ya’ quûb, les formes spirituelles ont été manifestées par les sept lettres suprêmes, qui sont les sept intelligences, les sept chérubins.

Sept, nombre des cieux, est aussi selon Dante, celui des sphères planétaires, auxquelles les cathares faisaient correspondre les sept arts libéraux. Nous avons noté qu’il fallait assimiler encore au sept cieux les sept encoches de l’arbre axial sibérien, les sept couleurs de l’escalier de Bouddha, les set métaux de l’échelle de mystère mithriaques, les sept échelons de l’échelle de Kadosh de la maçonnerie écossaise: c’est le nombre des états spirituels hiérarchisé qui permettent le passage de la terre au ciel.

On a noté que le Bouddha naissant avait mesuré l’univers en faisant sept pas dans chacune des quatre directions. Quatre des étapes essentielles de son expérience libératrice correspondent à des arrêts de sept jours chacun sous quatre arbres différents.

Les nombres yang, écrit Sseu-ma Ts’ien, atteignent leur perfection à sept, la divination par les baguettes d’achillée considère sept catégories d’indices; ces baguettes sont 49 (7×7). 49 est aussi le nombre du Bardo, l’état intermédiaire suivant la mort, chez les Tibétains: cet état dure 49 jours divisés, au début tout au moins, en 7 périodes de 7 jours. Les âmes japonaises sont dire séjourner 49 jours sur le toit des maisons, ce qui a la même signification.

Le nombre sept est fréquemment employé dans la Bible. Par exemple: chandelier à sept branches; sept esprits reposants sur la branche de Jessé; sept cieux où habitent les ordres angéliques; Salomon construisit le temple en sept ans (1 Rois 6,38). Non seulement le septième jour, mais la septième année est de repos. Tous les sept ans les serviteurs sont libérés, les débiteurs exemptés. Sept est utilisé 77 fois dans l’Ancien Testament. le chiffre sept par la transformation qu’il inaugure, possède en lui-même un pouvoir, c’est un nombre magique. Lors de la prise de Jericho, sept prêtres portant sept trompettes doivent, le septième jour, faire sept fois le tour de la ville. Élisée éternue sept fois et l’enfant ressuscite (1Rois 4,35). Un lépreux plonge sept fois dans le Jourdain et se lève guéri (II Rois 5, 14). Le juste tombe sept fois et se relève pardonné (proverbe 24,16). Sept animaux purs de chaque espèce seront sauvés du déluge. Joseph rêve de sept vaches grasses et de sept vaches maigres.

Sept comporte cependant une anxiété par le fait qu’il indique le passage du connu à l’inconnu: un cycle s’est accompli, quel sera le suivant?

Chiffre sacré déjà chez les Sumériens sept (et certains multiples) est bien l’enfant chéri de l’arithmologie biblique. Correspondant au nombre des planètes, il caractérise toujours la perfection (dans la gnose, le plérôme), sinon la divinité. La semaine compte sept jours en souvenir de la durée de la création (Genèse 2, 2sq.).

Si la fête pascale des pains sans levain couvre sept jours, c’est assurément parce-que l’exode est regardé comme une nouvelle création, la création salvatrice.

Zacharie (3,9) parle de sept yeux de Dieu. Les septénaires de l’Apocalypse — les sept lampes qui sont les sept esprits de Dieu= son esprit tout entier (4,5); les sept lettres aux sept églises= à l’église tout entière; les sept trompettes, coupes, etc. — annoncent l’exécution finale de la volonté de Dieu dans le monde.

(…)

Chez les Mayas Quiché, le grand Dieu du Ciel, qui se fait Dieu-Treize avec les douze étoiles (dieux de la pluie), se fait aussi Dieu-Sept avec dix soleils cosmiques: il constitue ainsi le groupe des Dieux agraires. L’idéogramme du Dieu-Sept est représenté par la Grande Ourse.

Chez les Mames, descendants des Mayas, le foyer est formé de six pierres (trois grandes et trois petites) qui, en recevant la marmite, forment le nombre sept, attribut du Dieu Agraire, qui est, aussi celui du feu sous toutes ses formes: feu divin= foudre; feu de l’inframonde= réchauffant la Grand-Mère Terre; foyer= feu des hommes.

Le Dieu Agraire est Dieu-Sept, parce que le nombre sept est lié au phénomène astronomique du passage du soleil par le zénith, qui détermine la saison des pluies (popol-vuh). Ce Dieu étant l’archétype de l’homme parfait impose son symbole numérique à la famille humaine: celle-ci, en effet, doit idéalement comprendre six enfants; ils forment le corps du sept , dont la tête est faite de la symbiose luni-solaire des parents, rappelant les jumeaux divins créateurs.

Chez les Mayas le septième jour, placé au milieu de la semaine de treize jours, est sous le signe du dieu jaguar, expression des forces internes de la terre. C’est un jour faste (THOT).

La déesse sept, appelée sept serpents ou sept épis, placée au milieu de la série 1 à 13, symbolise le coeur de l’homme et du maïs. Les jours numérotés 7 sont favorables.

Dans le temple de Coricancha, à Cuzco où était résumé tout le panthéon Incas, un mur portait, près de l’arbre cosmique, un dessin représentant sept yeux nommés les yeux de toutes choses, Lehmann-Nithsche pense qu’il s’agit à la fois de la constellation des Pléiades et, sans doute, des yeux de la divinité suprême Ouranienne Virachocha. il observe que le prophète Zacharie (4,10) parle des sept yeux du seigneur, qui surveille tout les peuples de la terre.

En Afrique également, sept est un symbole de la perfection et de l’unité. Chez les Dogons, 7 étant la somme de 4, symbole de la féminité, et de 3, symbole de la masculinité, représente la perfection humaine.

Les Dogons considèrent le nombre sept comme le symbole de l’union des contraires, de la résolution du dualisme, donc comme un symbole d’unicité et par là de perfection. Mais cette union des contraires, qui est très précisément celle des sexes, est également symbole de fécondation. Pour cette raison, le verbe étant analogue au sperme comme l’oreille l’est au vagin, pour le Dogon, le nombre sept est l’insigne du Maitre de la Parole, dieu des pluies nouvelles, et donc de l’orage et des forgerons.

Sept, somme de 4 femelle et du 3 mâle, est également le nombre de la perfection pour les Bambaras. Le dieu souverain, Faro, dieu d’eau et de verbe, habite le septième ciel, avec l’eau fécondante qu’il dispense sous forme de pluies. C’est également dans le septième ciel que s’abîme chaque soir le soleil à la fin de sa course. La terre, comme les cieux, comprend sept étages et les eaux terrestres sont également au nombre de sept, de même que les métaux. Sept est à la fois le nombre de l’homme et le principe de l’univers.

Somme de 4 et de 3, il est le signe de l’homme complet (avec ses deux principes spirituels de sexe différent), du monde complet, de la création aboutie, de la croissance de la nature. Il est aussi l’expression de la Parole Parfaite et par là de l’unité originelle.

Les Tatars de l’Altaï, pour vanter les sanctuaires de leur pays natal, les comprennent tous sous une seule dénomination Mon pays aux sept portes et eaux (Hara, 177).

Le chiffre sept est un chiffre cosmique sacré chez les Turco-Mongols souligne Jean-Paul Roux.

Le sept, nombre de l’homme parfait — c’est à dire de l’homme parfaitement réalisé —, est donc, on le comprend aisément, le nombre de l’androgyne hermétique, comme il est en Afrique celui des jumeaux mythiques. Car il parait bien certain que cet androgyne et ces jumeaux ne font qu’un. Significatifs sont en core les mariages d’arcanes majeurs du Tarot qui forment le sept. Sept par quatre et trois c’est le couple Empereur – Impératrice, le père et la mère, la perfection dans le Manifesté, l’intérieur et l’extérieur du pouvoir temporel assumé, la Somme harmonieuse des Quatre Éléments et des Trois Principes de la Sciences Secrète. En revanche le couple de la spiritualité, Pape – Papesse, donne lui aussi sept , mais par cinq et deux. Quant à l’arcane VII, expression de ces deux mariages, on ne s’étonnera pas qu’il soit celui du Chariot, signe d’accomplissement.

Dans les contes et légendes ,ce nombre exprimerait les sept états de la matière, les sept degrés de la conscience, les sept étapes de l’évolution:

  1. Conscience du corps physique: désirs apaisés de façon élémentaire et brutale;
  2. conscience de l’émotion: les pulsions se compliquent de sentiment et d’imagination;
  3. conscience de l’intelligence: le sujet classe, ordonne, raisonne;
  4. conscience de l’intuition: les relations avec l’inconscient se perçoivent;
  5. conscience de la spiritualité: détachement de la vie matérielle;
  6. conscience de la volonté: qui fait passer le savoir dans l’action;
  7. conscience de la vie: qui dirige toute activité vers la vie éternelle et le salut.

Madame Loeffler-Delachaux voit dans le Petit Poucet et chacun de ses frères des symboles de chacun de ces états de conscience.

Devenu ancêtre mythique et héros civilisateur — dont la forme la plus connue est le Quetzalcóatl des Toltèques, repris par les Aztèques, il s’incarne et se sacrifie pour le genre humain. L’iconographie indienne nous éclaire sur le sens de ce sacrifice. Ainsi le codex de Dresde présente présente l’oiseau de proie enfonçant ses griffes dans le corps du serpent pour en extraire le sang destiné à former l’homme civilisé: le dieu (serpent) retourne ici contre lui-même son attribut de puissance céleste, l’oiseau solaire, pour féconder la terre des hommes, car ce dieu c’est le nuage, et son sang, c’est la pluie nourricière qui permettra le maïs et l’homme de maïs.

Il y aurait long à dire sur ce sacrifice, qui n’est pas seulement celui du nuage; c’est aussi la mort du désir, dans l’accomplissement de sa mission d’amour. Sur un plan plus précisément cosmogonique — et qui, dans le soufisme, devient la base d’une mystique — c’est le déchirement de l’unicité première, double en une, qui se sépare en ses deux composants pour permettre l’ordre humain. Pour Jacques Soustelle, le sacrifice de Quetzacoatl est une reprise du schéma classique de l’initiation, fait d’une mort suivie de la renaissance: il devient le soleil et meurt à l’ouest pour renaitre à l’est; deux en un et dialectique en lui-même, il est le protecteur des jumeaux.

Le même complexe symbolique se retrouve en Afrique noire, chez les Dogons pour lesquels Nommo, dieu d’eau, représenté sous la forme d’un anguipède, est l’ancêtre mythique et le héros civilisateur qui porte aux hommes leurs plus précieux biens culturels: la forge et les céréales: lui aussi est double et un et se sacrifie pour l’humanité nouvelle. On pourrait citer encore bien d’autres exemples tirés des traditions africaines, notamment celui de Dan ou Da, grande divinité du Bénin et de la côte des esclaves, qui est le serpent et le fétiche arc-en-ciel (Maug). Devenu Damballah-weddo dans le vaudou Haïtien, il préside aux sources et aux rivières, car sa nature est à la fois mouvement et l’eau: la pierre du tonnerre lui est consacrée; il n’accepte pas que ses serviteurs — c’est à dire ses possédés — invoquent les divinités qui font à la fois le mal et le bien, à l’exception des jumeaux qui lui sont proches. Il est aussi l’éclair, et, par excellence, le dieu de la force et de la fécondité (METV). Or, au Dahomey, Dan est encore aujourd’hui le vieux dieu naturel, l’ourobouros de ce disque du Bénin que nous décrivions plus haut, androgyne et jumeau lui-même (MERF). Ainsi s’explique le culte des pythons sacrés conservés dans les temples d’Abomey, des jeunes filles leur sont vouées, que l’on fiance rituellement aux dieux à l’époque des semailles.

Pour les Yoruba, Dan est Oshumare, l’arc-en-ciel, qui relie le haut et le bas du monde, et n’apparait qu’après les pluie. Les peuples de la côte de Guinée, selon le témoignage de Bozman rapporté par Frazer, invoquent le serpent dans les périodes de sécheresse ou de pluies excessives. Tout ces exemples empruntés à des civilisations qui se sont élaborées indépendamment de la nôtre, expliquent les origines de cette fonction météorologique du serpent dont on retrouve aussi la trace dans notre folklore: universellement répandue, dit Krappe (Kram, 181), est l’idée que l’arc-en-ciel est un serpent qui se désaltère dans la mer, idée relevée en France (Sebillot), mais aussi chez les Indiens du Névada, chez les Bororo de l’Afrique du Sud et dans l’Inde. Toutes ses acceptions ne sont qu’autant d’applications, dans un domaine donné, du mythe du Grand Serpent Originel, expression de l’indifférencié primordial. Il est à l’alpha, mais aussi à l’oméga de toute manifestation; ce qui explique son importante signification eschatologique, par laquelle nous allons revenir à l’évolution, si complexe, du symbole du serpent dans notre propre civilisation.

Rappelons tout d’abord que, pour les Batak de Malaisie, un serpent cosmique vit dans les régions souterraines et qu’il détruira le monde. Pour les Huitchol il a deux têtes qui ne sont que deux monstrueuses mâchoires ouvertes à l’ouest et à l’est, par lesquelles il crache le soleil levant et avale le soleil couchant. Nous arrivons ainsi au plus ancien dieu créateur du monde méditerranéen, le serpent Atoum, père de l’Énnéade d’Héliopolis. Il a, lui, craché la création toute entière, au début des temps, après qu’il eut émergé par lui-même des eaux primordiales; comme il était seul, les textes hésitent sur l’origine de ce crachat; certains disent qu’il provint non de sa bouche mais de son sexe, Atoum s’étant pour cela masturbé; jaillit ainsi le premier couple de dieux Chtou et Phétis, qui mirent au monde Geb et Nout, respectivement l’air et l’humidité, la terre et le ciel (DAUE). Après quoi, ces dieux ayant procrée le détail de la terre et des hommes, fut. Alors Atoum se dressa devant sa création et tint ces propos, comme il est rapporté dans le livre des morts: je suis ce qui demeure, … Le monde retournera au chaos, à l’indifférencié, je me transformerai alors en serpent qu’aucun homme ne connait, qu’aucun dieu ne voit! (MORR, 222-223). Aucune mythologie n’a été aussi sévère dans sa peinture du Grand Serpent Originel. Atoum ne se commet pas à avaler le soleil. Il n’a que faire de ce chtonien, de cet enfer quotidien où notre vie se défait et se régénère. Il n’est serpent qu’avant et après la totalité du continuum spatio-temporel, là où nin dieux ni hommes n’ont accès; il est vraiment le premier vieux-dieu, le deus otiosus naturel dans son implacable transcendance.

Les enfers terrestres, que doit quotidiennement traverser l’astre du jour pour assurer sa régénération, sont pourtant, en Egypte comme ailleurs, entièrement placés sous le signe du serpent. Si Atoum n’a point de place à l’intérieur de ce drame, il est cependant celui qui l’éclaire du dehors; dépouillé de sa forme orphidienne, il devient chaque soir le dieu du soleil couchant, qui indique, à l’Ouest, la voie d’accès des profondeurs. Puis, il s’enfonce sous terre, sur une barque, où a pris place, autour de lui, toute sa cour céleste. Que tout le ventre de la terre, où s’opérera l’alchimie de la régénération, soit orphidien par excellence, cette idée apparait dans chaque détail de la minutieuse description qui est donnée par le livre des morts: le chemin à parcourir est divisé en douze chambres, correspondant aux douze heures de la nuit. La barque solaire traverse tout d’abord des étendues sablonneuses, habitées par des serpents: bientôt elle se change elle-même en serpent. À la septième heure apparaît une nouvelle figure orphidienne, Apophis, monstrueuse incarnation du maitre des enfers, et préfiguration du Satan biblique, il remplit de ses spirales une éminence longue de quatre cent cinquante coudées; … sa voix dirige les dieux vers lui et ils le blessent. Cet épisode marque le sommet du drame. À la onzième heure, la corde tirant la barque devient un serpent. Au cours de la douzième heure, enfin, dans la chambre du crépuscule, la barque solaire est tirée à travers un serpent long de treize cent coudées, et lorsqu’elle sort par la gueule de ce serpent, le soleil levant apparait, sur le sein de la terre-mère, sous la forme d’un scarabée: L’astre du jour est né une nouvelle fois, pour entreprendre son ascension (ERMER, 271-272).

En résumé, le soleil doit donc se faire lui-même serpent pour lutter contre d’autres serpents — un surtout — avant d’être digéré et expulsé par l’intestin serpentiforme de la terre. Il y aurait long à dire sur ce développement d’un complexe d’avaleur -avalé, auprès duquel apparaît simple l’aventure de Jonas. Globalement, le serpent y apparait comme le grand régénérateur et initiateur, maitre du ventre du monde, et comme ce ventre lui-même, en même temps que l’ennemi — au sens dialectique du terme — du soleil, donc de la lumière, donc de la part spirituelle de l’homme.

Le livre sacré des Égyptiens, pour mieux développer ces faces contradictoires de l’entité symbolique initiale, les sépare en autant de serpents; mais le rôle prééminent qui est dévolu à Apophis montre que, parmi toutes les valences du serpent originellement confondues, celle d’une puissance hostile est en train de se dégager. Cela va de pair avec la valorisation positive de l’esprit et la valorisation négative des forces naturelles inexplicables, dangereuses, par lesquelles s’élaborera peu à peu le concept non plus physique, mais moral, du Mal, d’un Mal intrinsèque. Nous n’en sommes pas encore là avec Apophis, mais le sentier s’amorce, qui deviendra plus tard une voie royale. Car la signification d’Apophis demeure ambiguë: d’une part, à la septième heure, il dirige lui-même vers son corps les dieux qui vont le blesser; il joue donc un rôle positif et, somme toute, contraire à son interêt égoïste, dans l’accomplissement de la régénération solaire; d’autre part les prêtre d’Héliopolis le considèrent comme l’Ennemi, lorsque au cours des cérémonies conjuratoires ils piétinent et écrasent son effigie sur le sol de leurs temples pour aider Rê, prince de la lumière, à triompher de ce premier prince des ténèbres: Cela s’accomplissait le matin, à midi et le soir, ainsi qu’à certaines périodes de l’année, ou bien lorsqu’il pleuvait abondamment ou lors d’une éclipse de soleil (JAMM, 180): cette eclipse, précise Maspero, signifiait que Rê venait d’avoir le dessous dans sa lutte d’Apophis.

Jean Chevalier — Alain Cherrbrant – Dictionnaire des symboles.

L’anthropologue américaine Edith Turner s’attaque à l’incapacité de sa discipline de prendre les relations de manifestations d’esprits au sérieux. Elle estime que quitter la vision du monde académique et voir les esprits de la manière que ses informateurs indigènes les voient lui permet d’avoir une approche meilleure et plus éthique du phénomène.

Quelles manifestations d’esprits se sont produites au cour de mes propres expériences? L’une d’entre elles s’est déroulée comme suit. C’était en 1985, j’étais censée me rendre en Zambie. Avant de partir, je m’étais décidée à m’approcher davantage de l’expérience propre des Africains, quelle qu’elle soit — sans savoir vraiment à quoi m’attendre. C’est effectivement ce qui s’est produit: j’ai pu faire le pas. Ma recherche s’est donc centrée sur l’étude d’un rituel de guérison, répété à deux reprises, et qui a culminé, lors de la deuxième séance, par ma vision d’un esprit. Dans l’article intitulé “Témoignage d’une manifestation d’esprit en Zambie”, je décris exactement comment se rituel a atteint son apogée, ainsi que la façon dont je m’y étais personnellement impliquée; comment, au son ds tambours et des chants, le guérisseur s’est penché pour extraire l’esprit malfaisant et comment j’ai vu de mes propres yeux une grosse masse de plasma informe émerger du dos de la malade.

C’est alors que j’ai compris que les Africains avaient raison: S’entrainer à voir comme les indigènes

La maladie spirituelle existe bien et ne relève ni de la métaphore, ni du symbole, ni même de la psychologie. C’est alors, aussi, que j’ai commencé à prendre conscience de la manière dont les anthropologues n’ont pas cessé de déprécier les nombreux phénomènes d’esprits auxquels ils ont participé — participé sous un aimable prétexte. Quoi que ayant recueilli du matériel de valeur, ils n’ont cessé d’opérer sous un faux paradigme, celui du déni positiviste.

Si l’on veut atteindre une expérience culminante au cours d’un rituel, il faut alors réellement se laisser complètement submerger. Ainsi, pour moi, le “devenir indigène” m’a permis de déboucher sur une vision du monde tout à fait différente, étrangère au monde académique, qui allait me permettre d’engranger un matériel qui n’aurait jamais pu être pris en compte autrement. (…)

Les membres de nombreuses sociétés, y compris la nôtre, nous disent qu’ils ont eu l’occasion de voir ou d’entendre des esprits. Il nous faut donc examiner de plus près la manière dont l’anthropologie a appréhendé cette question par le passé. Les anthropologues classiques se sont appliqués à ignorer le thème central de ce genre d’information — central aux yeux des intéressés —, se limitant à utiliser le matériel comme s’il s’agissait d’une métaphore ou d’un symbole, et non de la réalité, commentant que telle ou telle “métaphore” est en accord avec la fonction, la structure ou la psychologie de la société. (…)

On se demande alors quelle éthique préside à ce genre d’analyse, à cette dissection? Avons-nous le droit, à cette époque de multiples pouvoirs et cultures, de pénétrer une société étrangère, quand bien même poliment, de la mesurer avec nos propres critères, puis de rentrer à la maison pour la disséquer d’une manière totalement étrangère au génie des personnes intéressées? (…)

Il nous faut donc nous résoudre à attaquer de front cette question pour nous demander: “Qu’est-ce qu’un esprit?” Il me faut également poser la question épineuse suivante: “Quels différents types d’interprétations existe-t-il à ce propos dans le monde? Comment un étudiant anthropologue de la conscience travaillant sur le terrain doit-il appréhender les systèmes d’esprits divergents de différentes cultures? Cette diversité ne renferme-t-elle pas un manque de logique fatal?” Et voilà qu’un vieux doute revient nous assaillir: “Ce genre de sujet est-il logique, au fond?” Enfin, il faut nous demander: “Avons-nous le droit de forcer à entrer dans des schémas logiques?” De plus, un désaccord existe quant aux termes utilisés: la plupart des cultures se réfèrent aux “esprits”, tandis que les indigènes d’Amérique parlent de “pouvoir”. Le ki ou le chi — autrement dit “l’énergie” —, connu au Japon et en Chine, est devenu populaire parmi les guérisseurs occidentaux. Cependant, le terme d'”énergie” ne s’applique pas à la masse informe qui est sortie du dos de la femme Ndembu; il s’agissait plutôt d’un objet misérable, purement mauvais, totalement dénué d’énergie, et qui s’apparentait davantage aux fantômes misérables des suicidés. On associe l’énergie à quelque chose qui n’a pas de forme. Pourtant lorsque je vois des organes internes, ces organes ne sont pas de l’énergie, ils ont une forme et une définition. De même lorsque au cours d’un rêve éveillé, j’ai vu en masque le visage de Tigluk, mon ami esquimau, et qu’ensuite j’ai par hasard rencontré ce même Tigluk quelques minutes plus tard, le masque en question n’était pas de l'”énergie”, qui riait là, sous mes yeux: il n’avait absolument rien d’abstrait. Ainsi l’ancien terme de “manifestation d’esprit” reflète bien mieux la réalité, puisqu’il s’agit d’apparitions délibérées de formes discernables qui ont consciemment l’intention de communiquer, de revendiquer leur importance dans nos vies. d’un autre côté, j’ai effectivement aussi senti de l’énergie, très semblable à un courant électrique, lorsque je me suis soumise aux passes de femmes spirites guérisseuses lors d’une séance de groupe au Brésil. (…)

Ainsi, des rituels spirituels continuent inlassablement de se dérouler, au cours desquels les exégètes indigènes tentent, encore et encore, d’expliquer que les esprits sont présents, et que leurs rituels représentent l’évènement central de leur société, tandis que l’anthropologue s’entête à les interpréter différemment. Il semble donc qu’un champ de force isole l’anthropologue de son objet d’étude, l’empêchant de s’en approcher, une sorte de frigidité religieuse. Il faut donc que nous, anthropologues, nous entrainions à voir ce que voient les indigènes.

Edith Turner – 1992 – Anthologie du chamanisme – Jeremy Narby – Francis Huxley – Albin Michel

L’être humain est en somme une machine à produire de la force nerveuse. En effet, ce qui est intéressant dans une usine, c’est de voir ce qui entre comme matières premières et ce qui sort comme matière transformées.

Dans l’être humain, il entre des aliments solides et des boissons liquides, de l’air atmosphérique, puis des sensations. Tout cela se transforme, donne des sous-produits (excréments, urine air expiré) et produit en définitive la force nerveuse qui met toute la machine humaine en mouvement, depuis la plus ténue des artères ou de veines, jusqu’aux membres eux-même de l’être humain.

Or, de multiples expériences, dont on trouvera le détail dans les auteurs spéciaux, il résulte que cette force nerveuse, qui préside aux mouvements dans l’être humain et à la vie consciente, peut s’irradier hors de l’être humain et produire des faits étudiés sous le nom de magnétisme, de faits psychiques ou de spiritisme.

Quelques mots sur les facultés occultes de l’homme nous semblent donc ici indispensables.

Tout d’abord, il faut bien se rappeler que dans l’être humain, il y a plusieurs êtres, plusieurs appartements, plusieurs dieux ou plusieurs anges, selon les écoles et les traditions. Nous répétons qu’il ne faut jamais avoir peur des mots qui sont seulement des épouvantails pour les ignorants.

Il y a, dans tout être humain, deux êtres principaux, avec plusieurs sous-ordres.

1° Un être conscient, incarnation et manifestation de l’esprit immortel, qui agit pendant la veille et qui commande directement les organes suivants:

a) Le cerveau et le système cérébro-spinal;

b) Tous les muscles, à fibres striées, c’est-à dire dépendant de la volonté; muscles des bras et des jambes, quelques muscles du thorax, muscles de la vessie et du gros intestin, ainsi que les divers systèmes qui se rattachent à l’appareil de la génération;

2° Mais, dans cet homme qui veille, existe un autre être, obscurci pendant la veille et qui reprend toute son autorité pendant le sommeil. Ce second être, c’est l’homme des astres, celui qui est en relation constante avec la force universelle, celui par lequel l’être humain communique directement avec toutes les puissances secrètes de la nature. Cet être a reçu, on le pense bien, des noms multiples; Paracelse l’appelait “la ménagère de l’organisme”, ou le corps astral. C’est ce nom qui lui est resté chez les Occultistes. Les Spirites l’appellent “le perisprit”. Quel que soit le nom qu’on lui donne, cet être existe.

Pour les physiologistes, il est localisé dans le système nerveux du grand sympathique ou de la vie organique. Ce système nerveux commande à tous les organes qui échappent à l’action directe de la volonté. Il préside aux fonctions de tous les organes splanchniques, coeur et poumons, estomac, foie, rate, intestins; il préside à la circulation toute entière de l’organisme, qu’il défend au moyen de sécrétions glandulaires d’une part, et de la mise en marche des phagocytes, d’autre part. Il agit directement sur les muscles à fibres lisses. (…)

Il y a encore, dans chaque être humain conscient, un homme droit et un homme gauche, ayant chacun leur cerveau déterminé, hémisphère droit pour l’homme gauche, et hémisphère gauche pour l’homme droit. Stanislas de Guaita a merveilleuse décrit la double polarité de ces deux êtres, dans l’homme et la femme.

L’hémiplégie, ou paralysie de la moitié du corps se charge de montrer que la séparation de ces deux êtres est possible sans amener la mort. Chacune de ces moitiés de l’être humain correspond aux hémisphères de chaque planète qui sont éclairés alternativement par le soleil et par la Lune, et aux deux soleils de chaque système solaire, le soleil blanc, ou “allumé”, qui est un des foyers de l’ellipse, et le soleil noir, ou “astralisé”, qui est l’autre foyer. Nous aurons sans doute l’occasion de revenir sur ce point, que nous illustrerons par quelques figures.

Pour produire hors de l’être humain la manifestation des facultés occultes, on comprend qu’il suffit d’établir un équilibre, souvent instable, dans lequel l’être astral dominera les phénomènes, alors que l’être conscient servira simplement de contrôle. C’est là ce qui se produit dans l’extase religieuse ou autre, pendant laquelle l’homme astral entre directement en relation avec son lieu d’origine, et présente à la sensibilité de l’être conscient des images se rapportant à ce nouveau plan d’existence.

C’était là le but de toutes les cérémonies initiatiques de l’antiquité, et, après un entrainement progressif, l’initié était capable de se transporter directement et par ses propres moyens, dans le plan astral, puis dans le plan divin et d’en rapporter les enseignements positifs les plus élevés.

La certitude de l’immoralité après la mort physique devenait alors un fait si positif que cette mort n’était considérée que comme une délivrance et non pas comme une souffrance. Cette action directe de l’être incarné, dans le plan invisible, demande l’assistance de beaucoup d’êtres de ce plan. Aussi, dans les premiers entrainements qui se faisaient dans les temples égyptiens, l’aspirant était-il complètement endormi; l’être conscient ne se souvenait au réveil des phénomènes ressentis, que comme un dormeur se souvient en s’éveillant des songes lucides qu’il a pu avoir.

En effet, le rêve, qui peut avoir trois origines: d’abord une origine seulement organique, rêves dus au mouvement du sang dans le cerveau ou aux effets de la digestion ou de la vie purement organique; ensuite, rêves directement astraux, dans lesquels on semble voler en l’air, flotter dans la lumière et qui indiquent seulement le renouvellement des forces astrales en nous; enfin, songes véritables, dans lesquels l’être conscient est mis en relation par les êtres invisibles avec les plans supérieurs d’existence. C’est le seul moyen qui reste à ces êtres invisibles pour faire communiquer l’être humain incarné avec les mondes supérieurs, et tout être humain depuis le dernier des charretiers, jusqu’au plus grand des savants, peut participer à cette communion mystérieuse, tant il est vrai que les êtres sont classés dans l’au-delà, bien autrement que sur terre; un homme peut en effet avoir beaucoup ici-bas et n’être rien là-bas; un autre peut être beaucoup dans l’invisible, et n’avoir rien ici-bas. Aussi, les songes de lumière sont-ils envoyés à ceux qui sont quelque chose, et n’existent-ils souvent pas pour ceux qui sont quelque chose, et n’existent-ils souvent pas pour ceux qui ont beaucoup et ne sont rien.

À côté de ces manifestations, les plus élevées des plans supérieurs, il existe beaucoup de facultés plus faciles à vérifier. Ainsi, la force astrale s’irradie sous l’influence de la prière ou de l’entrainement volontaire, hors de l’être humain à l’état de veille.

On peut donc produire très facilement des guérisons dans les cas où la transfusion de force nerveuse suffit pour remettre en état un être humain déséquilibré, physiquement ou psychiquement; telle est la clé de cures obtenues par les magnétiseurs, les guérisseurs, les théurges et tout ceux qui ont compris que la théophanie est toujours une science vivante, alors que la téosophie est une science purement mentale et morte quant ses résultats pratiques.

À côté de ces cas, où l’être humain garde sa conscience dans la production des faits psychiques, il y a une foule d’autres cas où l’on agit en se servant d’êtres endormis, sujets ou médiums.

ABC illustré D’OCCULTISME par PAPUS ( Docteur G.ENCAUSSE)

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