Afin de rendre Honneur & respect à notre amie, soeur, mentor Rachel Beauvoir Dominique, partit pour l’orient éternel dans la nuit du 04 au 05 Janvier de cette année, je vous offre en partage la suite et fin de ce fabuleux texte.41168_1610681427396_595455_n

Bonne lecture.

L’IMAGERIE VAUDOUN: HAUTE ET BASSE MAGIE

Si l’art de la magie vaudoun repose sur l’esthétique du signe et symbole, producteur d’un sens qui parle au for intérieur de chacun, il n’est activé que par l’existence d’interactions au niveau de l’inconscient collectif. Dans la vie quotidienne, la présence de calebasses d’offrandes que l’on place aux carrefours frappe la corde sensible de passants, tout comme le tambours, la nuit, font vivre des scènes précises. Le proverbe Haïtien kreyol palé, kreyol konprann (créole parlé, créole compris) ne fait pas référence à la langue elle-même, mais plutôt à la qualité de son expression qui a pour fonction d’évoquer et non de décrire.

Dans le domaine magico-religieux, le domaine symbolique est de plus en plus réglementé: le tracé de vèvè, le langaj (éléments linguistiques africains associés au langage corporel), le déroulement des cérémonies, la chorégraphie des danses, la musique, les vêtements, les gestes… L’ensemble se rattache à un système complexe et signifiants. Les pratiques relevant de la trilogie Kalfou / Gran Bwa / Simityè stimulent les facultés symboliques dans le graphisme et favorisent la révélation des correspondances cachées. Ces éléments doivent être extraits d’un passé plus lointain que le passé immédiat de la société Haïtienne. Ils s’adressent à l’humanité dans son essence, ils communiquent avec les racines universelles du mysticisme ésotérique. La franc maçonnerie, la rose croix, la kabbale… Toutes traditions qui trouvent d’ardents adeptes en Haïti, aujourd’hui comme hier. Voilà pourquoi il est important de comprendre pour qu’elle raison elles jouissent d’une telle popularité auprès de la population Haïtienne.

La réalité du syncrétisme vaudoun se traduit dans la forme d’un récipient en bois oblong, réceptacle des feuilles frottées au cours de la cérémonie du rite petwo, récipient qui symbolise le bateau mystique, son axe vertical représentant une hampe de drapeau. Il recueille en même temps des traditions pré-et para-chrétiennes classées comme hérétiques depuis toujours. Ranmasé, nous pral ranmasé zafè sa ki sot ki pa ranmase pa yo. (Ramasser, nous allons ramasser les affaires, dommage pour les sots qui n’ont pas ramassé les leurs.)

Les feuilles que l’ont amoncelle dans le réceptacle représentent un amalgame de plusieurs choc de civilisations. On y trouve les religions révélées, le christianisme comme l’islam, l’un et l’autre produits et producteurs de différenciation. Dans un mouvement à la fois de rapprochement et d’éloignement, tout finis par se confondre à la fin dans le rituel des feuilles. Mapou tombe kabrit manje fey Dan Petwo. (le baobab tombe, les biques mangent les feuilles, à petwo.)

Les représentants vaudoun stimulent des régions cachées du cerveau. Comme dans un film surréaliste, des images d’un temps passé très lointain et pour tout étrangement familier passent devant nos yeux , de manière désordonnée, éveillant des odeurs et des sensations tactiles, flirtant avec la conscience avec une cohérence qui  demeure encore voilée.

Le bois, la pierre: la planète terre. L’univers, le cosmos. La matière, la masse originelle, reconnue, palpée, tenue à la lumière. Dotée d’une forme. De très longues sculptures… des séries d’êtres munis de racines. Simbi peigne ses longs cheveux. La vieille barbe de Loko fait jaillir le tourbillon du temps et les langues de feu de djab (diable) pénètrent la terre.

L’homme africain dans son environnement premier. Homo Erectus. L’art paléolithique de Tassili, la magie des cavernes ressurgie du plus profond des âges. Force du point, précission de la ligne, une ligne continue puis brisée. On pense à l’art vaudoun d’Hectr Hyppolite, dans le tracé de vèvè comme sur toile: la légèreté et la masse de cette énergie canalisée. Un énergie jaillie du berceau de l’humanité, le cri de la vie.

Cercle, carré, alphabet et chiffre, éléments de classification…., l’écrire en soi plus signifiant que ce qui est écrit. E.T.C.**.I.BA.L.F.S.NJ. EZ. N’importe quoi, automatisme, à déchiffrer, l’alphabet de Napata et Méroé, les capitales successives de l’antique royauté koushite, dans ce qui est à l’heure actuelle le Soudan. Code hermétiques qui restent à déchiffrer, rupture ésotérique des processus de pensées. Délire du scribe et magie du nombre enrobés d’un vernis de signifiant. Baka – génies malfaisants, terrifiantes figures de l’inversion, évocations spéctrales et anthropomorphiques du malheur.

Crachats, serpents lovés, dragons majestueux. Femmes à la poitrine fièrement bombée et aux solides jambes de bovin. Le culte voluptueux de Mithra, la déesse égorgeant un taureau dont les pattes émergent de sous les drapés de sa robe tandis que ses bras de femme enlacent le cou de l’animal en une étreinte teintée d’érotisme…

Bosou Twa Kon Kandonble, le djab taureau tricorne qui forme une trinité avec Bosou Marasa, les jumeaux divins. On retrouve des représentations originaires de Sumer et d’ancienne Egypte, de la Rome Antique aussi, ainsi que de Grèce, de l’Europe médiévale, d’Afrique à travers les âges. Ces figures mythologiques ayant surgi dans des civilisations très anciennes, et dont se servent les initiés des cultes mystiques, constituent les principaux adversaires du pouvoir naissant de l’Église.

Le phœnix des cathédrales nubiennes du XVIIe siècle, au confluent de l’Egypte pharaonique, de l’Egypte copte du Soudan.

La culture de la création mystique. Des rangées successives de statues bizangos, droites comme des soldats, noires et rouges, évocatrices par leur puissance des colonnes de Louxir. Effets d’orientation / désorientation, symbole du dilemme identité/ collectivité. Le bizango se dépêchant d’aller s’habiller pour le rite magique après l’introduction rituelle rata, empilant les adeptes dans la minuscule salle de préparation… Sensualité de la chair, de la chair se fondant dans la chair comme l’être se fond dans l’être.

La baguette mystique, emblème du pouvoir pharaonique, qui a continué à occuper dans la tradition judéo-chretienne (Moïse) aussi bien que dans les ordres médiévaux comme les Templiers, une place centrale qu’il retrouve dans le vaudoun. Dans la cérémonie rituelle, les femmes se connectent avec la société matrilinéaire de l’ancienne Egypte, de Méroé et de l’ensemble du continent africain.

Défilé fantastique: Belzébuth, divinité cananéenne devenue via le catholicisme le prince des démons, entièrement équipé au combat avec ailes dorsales, main dans la main avec Adonaï Astaroth, Lucifer, et une bonne escorte de “diaboliques” Sarazen (Sarrasins) à la barbe espagnole… Un légion des ténèbres aux tenues martiales surgies du Moyen Âge, épée au poing, saint Jacques à la conquête de ces mêmes Arabes, couvert de pentacles et d’osselets.

On trouve dans les grimoires aussi bien que dans la chromolithographie de quoi alimenter cette extraordinaire magie néo-pythagoricienne. L légende d’Hermès Trismégiste et la tradition ésotérique arabe mélangée à l’iconographie catholique. Les ennemis de toujours s’unissent pour ne former qu’un.

Sisya, victime de cette coalition contre nature: une figure d’une mélancolie poignante, tragique. Des yeux noirs dénués d’expression, un fichu noir sur la tête, elle repousse avec un calme glaçant un crâne posé sur un plateau. Le crâne est plein d’humanité privée de vie – la tragédie des pouvoirs détournés. Ainsi se déploient les visions magiques du vaudoun. La population dans sa très grande majorité ne recueille que des miettes de cet ensemble de connaissances. Isolées de leur contexte, les bribes dégénèrent en superstitions, en code cryptiques et étranges; Ce qui reste de la sagesse ancienne, désormais élitiste, est conservée dans les grimoires. Ces derniers, au départ recueil de préceptes à l’avant-garde du progrès, deviennent peu à peu des livres bourrés de vulgaires formules, de recettes simplistes depuis longtemps surannées. Privée du soutien de la machine à penser, la haute magie se dégrade pour ne plus être qu’une basse magie ne reculant pas devant la mystification avec l’usage de futiles pratiques de sorcellerie. Ceux qui contrôlent le pays sont heureux de diffuser ces reliques – surtout si elles donnent lieu à une opération marchande – de façon à canaliser la volonté de transformation naïves  du peuple dans des activités stériles. On fait prendre à la nouvelle population vaudoun des objets sans significations pour l’acte de représentation lui même, la force de désignation de l’objet, la capture du double grâce à sa matérialisation. Verbe, nommo. De sorte que de nos jours nous nous trouvons très souvent confrontés à l’amalgame entre signe éclectique et signe creux ou vide.

La puissance de la haute magie vaudoun repose sur une toute autre base. Visant au coeur de l’expérience humaine, elle a tissé un fondement qui se traduit par un système de perception et de pratiques d’une grande rigueur. Cette évolution exige une liberté d’expression exceptionnelle, que l’on peut qualifier d’artistique, tout en précisant que cette expression est anti-individualiste, soumise à la volonté de changement collective. Dans la danse comme dans les autres domaines, le vaudoun lie le corps à la psyché afin d’atteindre une expérience bouleversante et transformatrice. Ceci est possible grâce au regroupement d’effets à la fois universels et singuliers. D’où l’importance capitale de l’imagerie active, du symbole de projection et du rituel cérémoniel. mais n’accèdent à ce domaine que ceux-là qui sont passés maitres de l’art de provoquer et de signifier une réaction.

L’inspiration poétique soumise aux forces de la lutte violente, tel est le thème de cet art magique. Le calme absolu de la haine à son plus haut degré. L’art de dessiner des êtres multiples. La nature, l’artiste et le public, le collectif et/ou l’individuel. La rencontre de la dissonance, comme dans la musique de Thelonious Monk ou l peinture de Jean-Michel Basquiat. Le chaos, originel et social, se trouve alors contenu, ordonné, discipliné, grâce à la constante reproduction de ses effets déstabilisateurs.

La symétrie joue parfois avec l’équilibre d’ensemble: en dessinant l’être, un être  seul et néanmoins collectif se mouvant doucement dans la douceur de la nuit , avec des étoiles qui fondent, une lune qui fait pleuvoir des émotions. Harmonies singulières de formes dérangeantes à souhait. Et cette tranquillité enveloppante qui guide le “nouveau né” vers les mystères d’un univers commun à tous…

Mais, à d’autres moments, le déséquilibre se trouve provoqué de manière délibérée et uniformément. L’art de la magie vaudoun se donne pour tâche de vous déstabiliser, au moyen de techniques spécifiques de torsions et distorsions, atteignant, à son sommet, la pureté du mutant. Nous décrirons ici deux moyens de parvenir à ce résultat. Une superposition discontinue est établie à partir d’un viol de la logique du discours, ou d’une brusque substitution de grille de lecture. On peut, d’une part, aligner des termes numériques, et faire apparaitre des lettres ça et là en produisant un effet de surprise, puis glisser des images d’animaux. D’autre part, l’unité de forme donnée par celle du fauteuil rituel se trouve brutalement déchirée par l’asymétrie de son dossier, lui même perturbé par une nouvelle charte de couleurs. Chaque séquence de changement produit une rupture dans la lecture: le témoin est désarçonné.

Peu à peu, les perturbations dans les séquences s’accélèrent, les séquences raccourcissent. Les grilles se superposent aux grilles… La diversité des déséquilibres est infinie. On en a un exemple dans les sculptures du djab. Ce dernier est représenté avec un regard d’aliéné cherchant désespérément la terre ferme. En outre, sa posture semble indiquer qu’il est sur le point de trébucher et de tomber. Ces représentations son censées renforcer ou refléter l’état personnel de déséquilibre / équilibre du spectateur.

Le magicien-artiste, figure centralisatrice, qui concentre en lui la violence latente de la communauté, diffuse des signaux de dérèglement amplifiés par la centralisation dont ils font l’objet. D’où le danger associé à cette opération et l’importance primordiale de l’artiste-magicien. En qualité de médium, il/elle reflète la société: le geste magique est engendré par l’immersion dans une expérience sociale. Mais le magicien acquiert aussi des facultés spéciales lui permettant de canaliser et de concentrer la force dans le but de la projeter.

Le contenu de l’objet obtenu, qu’il soit représenté dans l’espace (sculpture) ou bidimensionnel ou encore multidimensionnel et collectif (iconographie cérémonielle), joue sur les significations sociales. En premier lieu, d’un point de vue littéral, des signifiants tels que machettes, cercueils, pierres tombales, feuilles, serpents, foudre, cornes de bélier ou de taureau, sont en soi évocateurs d’images porteuses de perspectives, de menaces, d’oppositions. Deuxièmement, les lignes de l’ensemble forment une œuvre distincte qui suggère l’existence préalable de certains états. Étant donné son évolution, sa fonction et son modus opérandi, le corpus de l’art magique vaudoun insiste, au moyen d’un subtil équilibre, sur les compositions mettant en valeur la tension et la rapidité, la centralisation et la concentration, la douleur et la violence.

La corrélation entre la figuration symbolique directe et l’intention connotative d’ensemble indique le niveau d'”occulte” inhérent à la pièce. L’œuvre plasticienne vaudoun, en particulier la sculpture, atteint sa force grâce à l’équilibre de ces deux facteurs. Elle concentre la complexité des énergies accumulées, la lutte interne d’une unité contradictoire. Cet art, comme la magie dont il est dérivé, se spécialise dans la confrontation, l’interaction et la sublimation de la contradiction.. Pour réconcilier les contraires, il commence par présenter l’impossibilité de leur résolution et ainsi dénonce le scandale et la cruauté d’une compréhension partielle. À d’autres moments, toutefois, il rend hommage à la connaissance, même fragmentaire, ou exalte des facultés précises.

L’expérience cérémonielle incarne à elle seule la maji vaudoun, les facultés de transformation de l’esprit en tant que matière. Les mécanismes du rituel agencés suivant la progression de la modalité associative, culminent dans la transe – un état combinant un libre flot d’émotions chargées d’énergie avec des codes de conduite déterminés et considérés comme sacrés. Dans le rituel, la projection de l’image est multidimensionnelle et multirelationnelle, globalisante: la forme et la couleur de l’hounfor, la décoration, la congrégation, l’odeur de feu, du rhum blanc, de la sueur, le contact de la terre sous la plante des pieds nus, le son obsédant des tambours battants sans fin. Le cosmos, uni, se “brise'” sans raison… et le corps suit, bascule, tête la première, dans l’univers global de l’occulte.

DISPARAITRE POUR DURER

Dans cet art savant de la médiation, les symboles, aujourd’hui, deviennent de plus en plus étrangers. La terre, l’eau, les feuilles, la forêt, les animaux de toutes sortes semblent se rétrécir, se retirer. La terre absorbe les réserves d’eau et n’a pas grand chose à offrir aux nouvelles générations. Les feuilles magiques du vaudoun se font rares, et les forêts d’autant plus mystiques qu’elles reculent. Les quelques serpents, oiseaux, bétail, pas encore en voie d’extinction font trembler une population qui redoute leur pouvoir vénéneux dans son inconscient collectif. En réalité, ils sont aussi peu nombreux que chétif. Au bout du compte, les seigneurs de la mythologie vaudoun, ainsi que leurs alliés d’outre-mer, sont tenus pour responsables du désastre: les divinités paternelles et les “maitres” qui ont le malheur de trop ressembler aux grandons de sinistre mémoire, ces seigneurs demi féodaux qui jouèrent le rôle de relais de transmission de la répression duvaliériste. La fin de leur règne évoqua dangereusement dans l’opinion populaire la fin du domaine magico-religieux

Par ailleurs, les modes d’expression collective d’ordre magico-religieux qui tournent autour de la figure centrale de magicien-artiste ne correspondent plus à la réalité sociale de la migration et des bidonvilles. En d’autres termes, le démantèlement du Lakou (les grandes habitations rurales) a provoqué une confrontation entre un art avant tout féodal et un système social en pleine mutation. Ce dernier souffrant d’une pénétration progressive de nouvelles relations économiques au sein d’une organisation sociopolitique qui se révèle, malgré tout, d’une stabilité surprenante.

Que peut-on dire de la survie des formes magico-religieuses vaudoun et de leur validité dans un contexte aussi changeant? Dans le cas de la diaspora haïtienne qui continue à pratiquer ce culte, la question se pose de façon encore plus aiguë. Quelles sont les limites du symbolisme compte tenu du détachement croissant de son imagerie de la réalité de tous les jours? Où faut-il chercher ses capacités d’adaptation? les richesses accumulées en des temps d’une dureté inimaginable semblent animées d’une force propre, qui, de ce point de vue, n’est égalée que par l’obstination du système social en décomposition.

Poser la question de la transformation revient à aborder celle des objectifs dans une société renouvelée. Depuis ses origines, cet art de stimuler l’imagination n’a rien de neutre, ce qui nous ramène au problème de sa finalité. Dans quelle mesure le Haïti de demain, celui de ceux qui en cultivent le sol, pourra-t-il récupérer ces techniques séculaires sinon millénaires que se sont appropriés les classes exploitantes? Jusqu’à quel point peuvent-ils les détourner à leur profit des objectifs de domination de ces classes? Comment peuvent-ils canaliser leurs capacités dans une perspective radicalement différente?

Il y a danger inhérent à la confusion de la forme et du contenu, un risque de restaurer à travers la forme un contenu qui a été rejeté avec violence. C’est le risque de régression. Avancer est le seul moyen de se soustraire à l’influence contradictoire du djab: avancer dans le temps, l’espace, le rythme, la pensée, les relations sociales. L’art magique vaudoun repose sur la force du renouveau qui jaillit de ces moments d’antinomie, ces temps productifs de l’histoire des hommes.

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