En 1999, trois chercheurs en biologie moléculaire se sont rendus en Amazonie péruvienne pour voir si leurs visions hors des séances orchestrées par un chamane indigène leur permettaient d’obtenir des informations sur les biomolécules. Voici ce qu’en rapporte l’anthropologue canadien Jeremy Narby. En aucun cas cet article ne cherche à faire la promotion de substances prohibées sur de nombreux territoires occidentaux.

“Quoique intéressés par les médecines alternatives traditionnelles, les chercheurs en biologie moléculaire n’avaient aucune expérience du chamanisme amazonien. Ils étaient âgés d’un peu moins d’une quarantaine à un peu plus d’une soixantaine d’années. La première d’entre eux travaillait comme chercheuse dans une compagnie américaine de génomique, le deuxième était professeur au sein d’une université française et membre du CNRS. La troisième était professeur dans une université suisse et directrice d’un laboratoire de recherche.

Aucun de ces chercheurs ne parlait l’espagnol. L’ayahuasquero indigène ne parlant, pour sa part, ni l’anglais ni le français, je servis donc de traducteur pour le groupe. Avant tout, il convient de relever que le chamane et les scientifiques passèrent beaucoup de temps à converser, ne cessant d’avoir des choses à se dire. Le chamane, qui, en tant qu’ayahuasquero, avait étudié les plantes pendant trente-sept ans, répondit aux questions des biologistes plusieurs jours d’affilée.

Il dirigea également des séances nocturnes à base d’ayahuasca, auxquelles les biologistes prirent part. Ils aperçurent de nombreuses choses dans leur visions, y compris des molécules d’ADN et des chromosomes.

La biologiste américaine, qui travaillait habituellement au déchiffrage du génome humain, dit qu’elle vit un chromosome  à partir de la perspective d’une protéine survolant un long ruban d’ADN. Elle découvrit notamment des séquences d’ADN connues sous le nom d’ “Îles CpG”, qui lui avaient donné du fil à retordre dans ses recherches, et qu’on trouve en amont d’environ 60% de tous les gènes humains. Elle put constater qu’elles étaient structurellement distinctes de l’ADN environnant et que cette différence les rendaient ainsi aisément accessibles comme “plates formes d’atterrissage”  pour les protéines  de transcription qui viennent s’arrimer à la molécule d’ADN et copier des séquences génétiques précises. Elle dit que l’idée selon laquelle la structure particulière de l’île CpG lui permet de jouer le rôle de plate-forme d’atterrissage ne lui était jamais venue à l’esprit, et que la recherche en génomique aurait bientôt les moyens de vérifier cette hypothèse.

Le professeur français avait, quant à lui, conduit des recherches sur le canal spermique de différents animaux pendant bon nombre d’années, tout d’abord chez les lézards, puis chez les souris. Lorsque le spermatozoïde quitte le testicule pour pénétrer dans le canal spermique, il est incapable de féconder un oeuf, ne devenant fertile qu’après avoir traversé ce conduit, dans lequel environ cinquante différents types de protéines travaillaient à sa modification. Des années durant, le professeur et son équipe avaient tentés d’isoler quelle protéine en particulier rend le spermatozoïde fertile, la compréhension d’un tel processus pouvant avoir des implications pour l’élaboration d’un contraceptif masculin. Pendant l’une des séances d’ayahuasca, le professeur posa donc trois questions précises, soit: “Existe-t-il une protéine particulière qui rend les spermatozoïde fertiles? ” “Pourquoi n’a-t-il pas été possible de trouver la réponse à cette question même après des années de recherches?” et, enfin: “La souris est-elle le modèle approprié pour étudier la fertilité chez les hommes?” Les réponses lui furent communiquées par une voix qui parlait dans ses visions. Répondant à la  première question, la voix dit: “Non, ce n’est pas une protéine particulière. Dans cet organe, il n’y a pas de protéines clés, simplement de nombreuses protéines différentes qui doivent agir ensemble pour assurer la fertilité.” Concernant la deuxième question, elle dit: “J’ai déjà répondu à cela avec la première question.” Pour la troisième question, la voix répondit: “Cette question n’est pas suffisamment importante pour que j’y réponde. La réponse peut être trouvée sans ayahuasca. Essayez de travailler dans une autre direction.”

Quant à la professeur suisse, elle voulait consulter la sphère chamanique à propos de l’éthique de la modification génétique des plantes. Elle voulait savoir si il était approprié d’ajouter des gènes à des plantes pour les rendre résistantes aux maladies. Or le tabac est une plante importante à la fois pour les praticiens du génie génétique et pour les chamanes amazoniens. Les chamanes de nombreuses sociétés indigènes disent qu’ils s’entretiennent  dans leurs visions avec la “mère du tabac” ou lors d’une méditation sous influence d’ayahuasca avec une entité que le chamane identifia par la suite comme la mère du tabac; l’entité en question l’informa que le rôle fondamental du tabac était de servir tous les êtres vivants. Elle fit également savoir à la biologiste que la manipulation du génome du tabac ne constituait pas, en soi, un problème, pour autant que la plante puisse jouer son rôle fondamental dans un environnement adéquat et pour autant que la plante soit accordée à cet environnement. La biologiste dit qu’elle visualisa une plante resplendissante qui poussait dans le désert grâce à un gène supplémentaire qui la rendait résistante à la sécheresse. Elle revint de cette expérience avec la compréhension que la meilleure façon de jauger les manipulations génétiques était au cas par cas, en prenant en considération tant l’intention du scientifique que le but dans lequel les plantes modifiées seraient mises à profit par la société.

Au cours d’entretiens conduits dans leurs laboratoires respectifs quatre mois après l’expérience amazonienne, les trois biologistes s’accordèrent sur un certain nombre de points. Tous trois dirent que l’expérience du chamanisme ayahuasca avait changé la perception qu’ils avaient d’eux-mêmes et du monde, ainsi que leur appréciation des capacités de l’esprit humain. Chacun, chacune exprima un profond respect à l’égard du talent et du savoir chamane. Tous purent recueillir des informations et des conseils concernant leurs pistes de recherches respectives. les deux femmes parlèrent du contact avec les “plantes qui enseignent”, qu’elles perçurent comme des entités indépendantes; toutes deux relevèrent que le contact avec une plante enseignante avait changé la manière dont elles appréhendaient la réalité. Le chercheur indiqua, pour sa part, que toutes les choses qu’il avait vues et apprises au cours de ses visions étaient,  en quelque sorte, déjà dans son esprit, mais que l’ayahuasca l’avait aidé à y voir plus clair et à les assembler. Il n’estimait pas avoir communiqué avec une intelligence indépendante, mais croyait, en revanche que l’ayahuasca était un puissant outil pour l’exploration de l’esprit.

L’information scientifique et l’imagerie auxquelles les trois biologistes eurent accès pendant leurs visions sous ayahuasca étaient certainement liées à l’information et aux images déjà présentes dans leur esprit. Ils n’eurent donc pas de grandes révélations. “L’ayahuasca ne constitue pas un raccourci vers le prix nobel”, releva le professeur français. Tous dirent que le chamanisme ayahuasca constitue un chemin plus ardu vers la connaissance que la science et que, en tant que scientifiques, il les confrontait à des difficultés spécifiques. L’accès au savoir sous influence de l’ayahuasca implique, notamment, une expérience subjective hautement émotionnelle qui n’est pas reproductible. Il est impossible d’avoir la même expérience deux fois de suite, de même que personne d’autre ne peut partager l’expérience qu’on a soi-même, ce qui rend le processus quasiment opposé à la principale méthode de la science expérimentale, qui consiste à concevoir des expériences objectives pouvant être répétées par quiconque, en tout lieu et en tout temps.

Les scientifiques indiquèrent, par ailleurs, que davantage de recherches devraient être menées et que, pour ce faire, il fallait préparer les questions attentivement et travailler avec des chamanes qualifiés dans des conditions bien définies. Tous envisagent de retourner en Amazonie à l’avenir pour continuer de travailler dans cette voie.

Cette expérience préliminaire fut conduite sur une période de deux semaines, après quoi le groupe visita une école pour une éducation bilingue et interculturelle, où de jeunes hommes et femmes  de quatorze sociétés indigènes, dont des Aguaruna, des Shipibo, des Huitoto et des Ashaninca apprennent à transmettre le savoir et la science indigènes, aussi bien dans leur langue maternelle qu’en espagnol. L’école a pour objectif de former des enseignants d’école primaire indigènes. chaque société a élu un ancien “spécialiste indigène” pour travailler à l’école en qualité de dépositaire et enseignant de sa connaissance, de son langage et de ses coutumes.

Les scientifiques eurent l’occasion de rencontrer le directeur de l’école ainsi que les spécialistes indigènes. Leur commentaires concernant leur récente expérience avec un chamane indigène furent positifs. Mais plusieurs spécialistes les mirent en garde au sujet des abus pouvant se produire avec le chamanisme ayahuasca. Ils dirent que des sorciers travaillaient avec l’ayahuasca et envoyaient des fléchettes dans des individus pour leur infliger des maladies. Ils relevèrent aussi que l’ayahuasca est à double fil: “la plante peut te faire voir des choses qui te feront du mal”, dit l’un d’entre eux. Ils soulignèrent que l’utilisation de l’ayahuasca requiert l’accompagnement  d’un ayahuasquero talentueux et bien formé. En bonne santé mental et physique.

Les spécialistes demandèrent aux scientifiques: Quelle est la nature de la science? Où se trouve son centre? L’un des scientifiques répondit que la science était fragmentée en différentes disciplines et qu’elle était pratiquée dans de nombreux pays. Il dit aussi que, de son point de vue, il était important que les jeunes indigènes s’informent au sujet de la science , puisqu’elle constitue, à l’heure actuelle, la forme dominante de savoir au niveau planétaire. En guise de réponse, l’un des spécialistes dit qu’il était d’accord, mais qu’il pensait également que les scientifiques devraient envisager d’envoyer leurs enfants en Amazonie pour apprendre à connaitre le savoir indigène. De cette façon, dit-il, ils bénéficieraient eux aussi d’une éducation complète.

Une fois que tout le monde eut parlé, le directeur Aguaruna de l’école nous remercia de notre visite et dit: “Ici, en Amazonie, notre connaissance a souvent été prise par d’autres, sans que nous n’en retirions aucun bénéfice. Maintenant, nous aussi, nous aimerions pouvoir y trouver quelques avantages.” Il indiqua qu’un accord compensatoire pour le savoir fourni par les indigènes se devait d’être signé avant que toute recherche ne soit poursuivie.

Cette expérience semblait donc indiquer que les scientifiques peuvent apprendre des choses en travaillant avec des chamanes amazoniens indigènes.

Certains observateurs ont suggéré que nous assistons à la fin du chamanisme selon sa définition classique. Mais la rencontre entre chamanes et scientifiques ressemblait plus à un commencement.”

JEREMY NARBY

2000

Mes ami(e)s proches connaissent ma position sur les enthéogènes, et le profond respect que je porte au monde végétal. Dans chaque processus initiatiques auquel j’ai eu la chance de participer, les plantes ont toujours eu un rôle important.

Nous apprenons des esprits bien plus que des hommes.

Je précise tout de même que cet article n’a pas vocation a orienter vers la consommation de produits qui pour certains sont, dans plusieurs pays d’Europe, prohibés.

Aucun prosélytisme à ce sujet dans la démarche. Cette notion est simplement une réalité dans de nombreux systèmes de croyance sur plusieurs continents.

Antropologue colombien, luis Eduardo Luna parle ici des “plantes qui enseignent”, un concept central du chamanisme mestizo de l’Amazonie péruvienne. Luna démontre qu’il suffit d’écouter les gens avec attention pour apprendre beaucoup de choses. Pour une fois, anthropologue et chamanes parlent la même langue: L’espagnol.

Bonne lecture les ami(e)s

Dans la ville d’Iquitos et ses environs, la médecine populaire est une tradition encore florissante. Les praticiens, dont certains peuvent être qualifiés de chamanes, contribuent de façon importante à la santé psychosomatique des habitants de la région. Ces derniers comptent dans leur rang des vegetalistas, ou spécialistes des plantes, qui se servent d’un certain nombre de plantes appelées doctores, ou plantes qui enseignent. Ils croient que, s’ils s’astreignent à quelques règles, dont l’isolement suivi d’un régime spécifique, ces plantes ont le pouvoir de leur “enseigner” comment diagnostiquer et soigner les maladies, comment mener à bien d’autres tâches chamaniques, habituellement grâce à des mélodies magiques ou icaros, et comment utiliser les plantes médicinales.

Quatre chamanes ont été interrogés sur la nature et l’identité de ces plantes magiques, le régime à suivre, la manière dont s’opère la transmission du pouvoir chamanique, la nature de leurs esprits auxiliaires et la fonction des mélodies magiques que leur enseignent les plantes. (…)

Dans le contexte des pratiques chamaniques, une croyance essentielle veut que de nombreuses plantes, pour ne pas dire toutes, aient chacune leur propre “mère” ou esprit. C’est grâce à l’aide des esprits de certaines de ces plantes, que j’ai dénommées “plantes qui enseignent”, que le chamane est capable d’acquérir des pouvoirs.

Interrogés sur l’origine de leur savoir, mes quatre interlocuteur répondirent ceci: “La purga misma te enseña (la purge elle même t’apprend)”, faisant référence à la boisson à base d’ayahuasca. D’autres plantes, dont j’appris que certaines étaient utilisées comme additif de l’ayahuasca, furent également mentionnées.Supposant qu’au moins une partie d’entre elles était dotée de pouvoirs psychotropes, je me mis à établir une liste et m’efforçai, dans la mesure du possible, de recueillir toutes ces plantes qui “enseignent la médecine”. Dans les comptes-rendus des chamanes, je trouvai que les plantes qu’ils appellent doctores ou vegetales que enseñan (plantes qui enseignent) soit:  1) provoquent des hallucinations, lorsqu’elles sont consommées seules; 2) modifient, d’une certaine manière, les effets de l’ayahuasca; 3) donnent le vertige; 4) possèdent de fortes propriétés émétiques et/ou cathartiques, ou, du moins, quelques-unes d’entre elles. Je me demandais, néanmoins, quelle serait la manière appropriée pour interroger mes interlocuteurs à propos des plantes qui enseignent. En effet lorsque j’utilisais le verbe espagnol marear (donner la nausée), par exemple: “Don Celso, marea esta planta? (Don Celso, est-ce que cette plante donne la nausée?)”, la réponse pouvait être: “Oui c’est une bonne médecine” ou “Oui, elle te fait tout vomir” ou “Oui, elle t’enseigne” ou “Oui, elle te fait voir de belles choses” ou encore “Oui, si tu la mélange à l’ayahuasca.” Des réponses similaires m’étaient données, lorsque je formulais la question différemment, par exemple: “Don Émilio, es esta planta doctor? (Est-ce que cette plante est un docteur?)” ou “Don Alejandro, tiene madre esta planta? (Est-ce que cette plante a une mère?)” Une telle série d’associations est, certes intéressante. L’association de plantes psychotropes aux émétiques et aux vermifuges a été relevée par Rodriguez et Cavin. Le lien entre rêves et hallucinations est, par ailleurs, un thème récurrent de la littérature chamanique. D’après ce que j’ai pu comprendre, toutes les plantes psychotropes sont considérées comme des maitres potentiels. J’ai demandé à Don Émilio s’il avait déjà consommé des champignons psilocybe cubensis, qui poussent en abondance sur les bouses de vache de la région. Il acquiésça: “Bonito se ve. Diétándoledebe enseñar medicina (On voit de belles choses. En suivant le régime, elle doit t’enseigner la médecine).”

Les quatre interlocuteurs avec lesquels j’ai travaillé n’étaient pas d’accord quant à savoir si toutes les plantes qui enseignent provoquent des visions. Selon Don Alejandro, par exemple, toutes les plantes qui ont une “mère” marean (donnent le mal de mer), ce qui implique qu’il existe des plantes qui sont dépourvues de “mère”, ce que ne confirment ni Don Celso ni Don Émilio. Don Celso dit que “la mère de la plante est son existence, sa vie”. Don Émilio affirme que toutes les plantes, même les plus petites, ont chacune leur “mère”. Certaines des plantes qui enseignent provoquent des visions, mais seulement si elles sont associées à de l’ayahuasca. D’autres ne provoquent qu’una mareación ciega (un mal de mer aveugle), dans laquelle on ne voit absolument rien. D’autres plantes n’enseignent que dans les rêves.

Mes quatre interlocuteurs ont toutefois relevé avec insistance que les esprits des plantes leur avaient enseigné leur savoir. Don Celso, par exemple, n’a jamais reçu d’enseignement de la part d’un chamane. Un jour, il formula une remarque très significative: “C’est la raison pour laquelle certains docteurs croient que le vegetalismo (science des plantes) est plus puissant que la medicina de estudio (la médecine occidentale), parce qu’ils apprennent en lisant des livres. Mais nous, nous prenons juste ce liquide, nous suivons le régime, et, alors, nous apprenons.” Don Alejandro me dit, quant à lui, qu’il apprit très vite beaucoup plus de choses que son maitre, un indien qui avait été capturé par des caucheros (ouvriers qui travaillent le caoutchouc), parce que les esprits des plantes lui avaient beaucoup enseigné. Don josé estime que ses murrayas lui ont appris tout ce qu’il sait. (…) Il les identifie aux esprits de chamanes décédés, qui, lorsqu’il est en transe, pénètrenent dans son corps et lui parlent en cocama, un langage tribal péruvien. Don José est le seul qui, de nos quatre interlocuteurs, manifeste ce qui pourrait être qualifié de possession par les epsrits. Il entretient parfois de longues discussions avec les esprits, qui parlent à voix haute par sa bouche.

Les esprits, qui sont parfois appelés doctorcitos (petits docteurs) ou abuelos (grands-pères), se présentent pendant les visions et dans les rêves, montrant quel disgnostic poser sur la maladie, quelles plantes utiliser et de quelle manière, comment utiliser la fumée du tabac de manière appropriée, comment extirper la maladie par succion ou réinsuffler l’esprit dans une patient, comment les chamanes se défendent, ce qu’ils doivent manger, et, le plus important, ils leur enseignent les icaros, ces chants magiques ou mélodies chamaniques, qui représentent le principal instrument des séances chamaniques.

Pour clôturer les ami(e)s et puisque les mots de la fin sont orientés sur les icaros, je vous laisse découvrir ce dont il est question par la bouche de ma bien aimée Maestra Olivia:

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L‘anthropologue américain Michael F.Brown a effectué des recherches sur les pratiques magiques des Jivaro Aguaruna d’Amazonie péruvienne. Il a ensuite passé une année à Santa Fe (Nouveau Mexique), où il s’est trouvé confronté à des personnes appliquant certains éléments du chamanisme, tout en négligeant délibérément son côté obscur, de façon à intégrer cette pratique dans leur vie de citoyens modernes.

Bonne lectures les Ami(e)s.


Les chamanes, qu’on rencontre dans toutes les sociétés de la planète, sont réputés communiquer directement avec les esprits pour soigner les malades. Les anthropologues aiment bien rappeler à leurs étudiants que c’est le chamanisme, et non pas la prostitution, qui constitue le plus vieux métier du monde. Lorsque, jouant mon rôle d’ethnographe curieux, j’ai demandé aux habitants de Santa Fe pourquoi ils s’intéressaient à cette forme de soins exotique, ces derniers m’ont dit admirer la beauté de la tradition chamanique, la capacité qu’ont les chamanes de “se brancher sur les pouvoirs de guérison intérieurs”, et la supériorité des traitements spirituels par rapport à la pratique médicale impersonnelle de notre société. Il y a quinze ans, je me serais rallié à ces vues romantiques. Mais mes deux années de recherche sur le terrain parmi une peuplade amazonienne m’ont appris que le métier de chamane n’est pas sans comporter certains périls.

Un homme que j’appellerai Yankush est un chamane réputé chez les Aguaruna, un peuple indigène de la forêt tropicale au nord-ouest du Pérou. Craints autrefois comme chasseurs de têtes, les Aguaruna investissent aujourd’hui une énergie considérable dans des cultures qui leur rapportent de l’argent et la défense de leurs terres contre l’invasion des colons fuyant la pauvreté des hauts plateaux péruviens et des régions côtières.

Yankush est un homme vigoureux d’âge moyen, connu pour son esprit subtil et son rire facile. Comme tout homme en bonne santé de son village, Yankush travaille dur pour nourrir sa famille des produits de la chasse et de la pêche et aide sa femme à cultiver leur champs. Mais, lorsqu’un parent ou un ami tombe malade, il assume alors son rôle d’iwishin — Chamane —, pour diagnostiquer la cause du problème et ensuite, si possible, extirper la racine du mal du corps du patient.

Comme la plupart des peuples qui ont su préserver leur tradition chamanique, les Aguaruna croient que toute maladie potentiellement mortelle est infligée par des sorciers. Les sorciers sont des gens ordinaires, qui, aiguillonnés par la malveillance ou l’envie, introduisent secrètement des fléchettes-esprit dans les corps de leurs victimes. Si la fléchette n’est pas immédiatement extraite par un chamane, la victime décède. Souvent, le chamane décrit cette fléchette magique comme un morceau d’os, une minuscule épine, une araignée ou un brin d’herbe.

Les Aguaruna ne considèrent pas la sorcellerie comme une composante pittoresque et originale de leur savoir traditionnel; à leurs yeux, il s’agit, ni plus ni moins, d’une tentative de meurtre. Le fait que la preuve de l’ensorcellement ne puisse être décelée que par le chamane ne diminue en rien la croyance des personnes ordinaires en la réalité du travail du sorcier, de même qu’il ne nous vient pas à l’esprit de remettre en cause l’existence des virus sous prétexte que nous ne pouvons pas les voir à l’oeil nu. Les Aguaruna mettent donc un point d’honneur à ce que, une fois découverts, les sorciers soient mis à mort pour le bien de la société.

On pourrait croire que le chamane et le sorcier sont les protagonistes d’une lutte opposant distinctement le bien au mal, l’ordre au chaos, mais les choses ne sont pas aussi simples que cela. En effet, le chamane et le sorcier tirent tous deux leur pouvoir de la même source, tous deux recevant leurs fléchette-esprit d’un instructeur réputé. Comme les fléchettes cherchent à regagner leur propriétaire initial, les apprentis chamanes et les sorciers doivent s’efforcer de les faire rester dans leur corps en se purifiant, raison pour laquelle ils s’isolent des mois durant dans la jungle, jeûnant et pratiquant l’abstinence sexuelle. C’est en luttant contre les terrifiantes apparitions qui viennent hanter leurs rêves qu’ils se forgent une cuirasse qui les protègera dans les combats spirituels qu’ils mèneront toute leur vie.

C’est ici que les pistes du sorcier et du chamane se séparent: le sorcier travaille dans le secret, utilisant ses fléchettes pour infliger des souffrances à ses ennemis, tandis que le chamane travaille au vu et au su de tout le monde, tirant parti de ses propres fléchettes pour déjouer les plans du sorcier qui cherche à provoquer la douleur et la mort prématurée. (Je dis “il”, car, à ce que je sache, tous les chamanes Aguaruna sont des hommes. Parfois il arrive néanmoins qu’une femme soit accusée de sorcellerie) Cependant, vu que le chamane possède lui aussi des fléchettes magiques, qui donnent également le pouvoir de tuer, il est parfois difficile d’opérer une distinction claire entre le sorcier et le chamane.

Le rôle ambigu du chamane s’est révélé à moi lorsque j’ai participé à une séance de soins dans la maison de Yankush. Les patients en question étaient deux femmes: Yamanuanch, qui se plaignait de vives douleurs à l’estomac et à la gorge, et Chapaik, qui ressentait des douleurs diffuses dans le dos et le bas-ventre. Même si leurs maladies ne semblaient pas mettre leur vie en danger, elles étaient suffisamment persistantes pour laisser planer des doutes quant à l’implication éventuelle d’un sorcier dans les malheurs des deux femmes.

Lorsque la nuit tomba, les patients et leurs familles attendaient que Yankush entre en transe suite à l’ingestion, avant le coucher du soleil, d’une amère décoction au pouvoir hallucinogène. Tandis que les visiteurs bavardaient et échangeaient des potins, Yankush était assis face au mur de sa maison, sifflant des mélodies de guérison et agitant un bouquet de feuille sen guise d’éventail et de souple hochet. Puis, abruptement, il dit aux deux femmes de se coucher sur les feuilles de bananier qui avaient été étendues sur le sol, afin qu’il puisse utiliser ses pouvoirs visionnaires pour examiner leurs corps à la recherche de minuscules points de lumière, qui constituent la marque révélatrice des fléchettes du sorcier. Son intoxication augmentant, Yankush mit un terme à ses mélopées méditatives sous l’effet de violents hauts-le-coeur. Parvenant néanmoins à garder le contrôle, il se mit à sucer bruyamment le corps de ses patientes pour en extraire les fléchettes.

Les membres des familles des deux patientes criaient des mots d’encouragement et de sympathie: “les autres savent que tu es en train de soigner. Ils peuvent te blesser, fais attention!”, avertit l’un des spectateurs, faisant allusion aux travaux des sorciers que le chamane essayé de contrer. Terriblement angoissé, le mari de Chapaik dit à l’assemblée: “Qui a lancé ce sort? Si ma femme meurt, je pourrais tuer n’importe qui par colère!” Parmi les exclamations d’encouragement qu’ils lançaient à Yankush, les participants exprimaient leur haute considération pour le travail du chamane, qui, à ce moment donné, se tordait sous l’effet des nausées causées par la drogue.

Tout à coup, l’atmosphère changea radicalement. Une femme nommée Chimi cria avec agitation: “Si il y a encore la moindre fléchette une fois qu’elle sera rentrée à la maison, ils pourront dire que Yankush les a mises là. Alors enlève-les toutes!”

Les propos de Chimi étaient étonnamment tranchants, traduisant l’ambivalence implicite qui sous-tend les relations que les chamanes aguaruna entretiennent avec leurs clients. Comme les chamanes contrôlent les fléchettes-esprit, les gens craignent que le chamane soit tenté d’utiliser le prétexte des soins pour ensorceler ses propres clients à des fins personnelles. C’est la raison pour laquelle les clients rappellent au chamane qu’ils escomptent des résultats — en l’absence de tels résultats, le chamane risque donc d’être suspecté de sorcellerie et puni en conséquence.

Yankush est un guérisseur si talentueux que la menace ne l’ébranla guère. Il poursuivit ses succions bruyantes sur le cou de Yamanuanch pour la guérir de ses maux de gorge et, après avoir chanté à propos des fléchettes ensorcelées qui s’étaient fichées dans son corps, il annonça qu’elle guérirait. En guise de précaution il prescrivit des injections d’un antibiotique vendu dans le commerce. Yankush se donna également la peine d’insister sur l’intensité de l’intoxication.  Le fait qu’il accepte les rigueurs d’une forte dose d’ayahuasca est un signe de sa bonne foi de guérisseur. “Ne dites pas que je n’étais pas suffisamment intoxiqué”, rappela-t-il aux participants.

En même temps qu’il intensifiait ses chants et agitait son hochet plus énergiquement, Yankush se mit à visualiser des évènements se déroulant dans des villages lointains. Tout à coup, il cria: “A Achu, ils ont tué une personne. Un sorcier a été tué.” “Qui est-ce que ça pourrait être?” se demandèrent les participants. Mais avant qu’ils aient eu le temps d’y réfléchir, Yankush s’était déjà consacré à d’autres tâches.

(…)

Pendant l’année que je passai aux côtés de Yankush, il pratiqua des séances de guérison comme celle que je viens de décrire environ deux fois par mois. Je finis par comprendre que sa pratique n’était que partiellement le résultat de son choix. Pour ne pas éveiller les soupçons et démontrer qu’il était guérisseur de bonne foi, il se sentit obligé d’accepter des cas qu’il aurait autrement refusés. Malgré cela, cependant, il arriva que des gens d’autres villages où j’étais en visite me demandent comment je pouvait vivre dans une communauté où un “sorcier” pratiquait de façon régulière.

Lorsque, en 1976, un ancien respecté décéda subitement sans motif apparent, des pressions incroyables furent exercées à l’encontre de Yankush pour qu’il identifie le sorcier responsable. Ses visions sous ayahuasca lui indiquèrent le nom  d’un jeune homme habitant une région lointaine, qui se trouvait en visite dans un village voisin. IL ne fallut pas plus de quelques jours pour que l’homme en question soit mis à mort. La rumeur selon laquelle Yankush avait déniché le sorcier s’étendit, et il devient la cible potentielle d’un raid de représailles des membres de la famille du jeune homme. En acceptant ce genre de risque pour protéger sa communauté d’éventuels actes de sorcellerie, Yankush était certes à asseoir son prestige social, mais la tâche représentait aussi un fardeau. Je l’ai rarement vu quitter sa maison sans emporter un fusil de chasse chargé.

Si j’attire l’attention sur les aspects violents et sous jacents du chamanisme, ce n’est pas dans l’idée de dénigrer les soins traditionnels des Aguaruna ni d’aucun autre peuple. À mes yeux, en effet, il ne fait nul doute que le drame cathartique auquel j’ai pu assister dans la maison de Yankush a permis aux deux patientes de se sentir mieux. Les anthropologues spécialisés dans le domaine médical conviennent, en effet, que les rituels qui mettent en jeu des expressions de soutien et d’empathie communautaires à l’égard des malades aboutissent souvent à une amélioration notable de leur bien-être. Les chamanes servent aussi leur communauté en leur administrant différents remèdes, dont des préparations à base de plantes; il leur arrive également, comme ce fut le cas pour Yankush, de combiner des pratiques traditionnelles avec le recours aux pharmaceutiques modernes. Dans le même temps, toutefois, ces pratiques contribuent à maintenir en vie la croyance en la sorcellerie, avec son lourd tribut d’angoisse et, parfois, de vies humaines.

Dans leurs tentatives de comprendre le côté obscur du chamanisme, les anthropologues ont étudié comment cette tradition et les accusations de sorcellerie définissent les structures de pouvoir et de contrôle locales. Par les règles et les sanctions qui s’y rattachent, la croyance en la sorcellerie peut, par exemple, permettre de pallier certaines lacunes dans les sociétés qui ne comportent pas de forces de police, de lois écrites ou de système judiciaire formel. Elle aide aussi les individus à trouver une cause à leurs malheurs et nourrit les religions qui établissent un lien entre les humains, le monde des esprits et la forêt tropicale.

Ce qui me semble troublant, par contre, c’est que l’Amérique du New Age cherche à embrasser le chamanisme sans aucunement en apprécier le contexte: pour certains de mes pairs de Santa Fe, le savoir Tribal s’apparente à un supermarché où ils vont choisir certains types de friandises au détriment des autres. (…) A leurs yeux, la discipline à laquelle Yankush se soumet pendant toute sa vie n’est rien de plus qu’un ensemble de techniques de développement personnel, n’entretenant aucun lien avec un contexte spécifique.

Ainsi, bien qu’ils aient raison d’admirer la tradition chamanique, les enthousiastes du New Age en omettent certaines rudes vérités, lorsqu’ils ne voient en cette pratique qu’une alternative à nos protocoles de soins occidentaux. Dans le monde entier, en effet, les chamanes se considèrent comme guerriers aux prises avec les ombres qui peuplent le coeur de l’homme. Le chamanisme affirme la vie, mais il sème aussi violence et la mort. La beauté du chamanisme n’a d’égal que son pouvoir —et, comme toutes les formes de pouvoir social, il génère son lot de mécontentement et de malaise.

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