Un été, dans un quartier pauvre de Port-au-Prince, je me suis engagée dans une ruelle poussiéreuse bordée de maisons peintes de couleurs vives pour aller rendre visite à la mère d’un ami Haïtien de New York. Et c’est ainsi que je me suis retrouvé allant de bras en bras, de foyer en foyer, embrassant sur les deux joues les cousins et cousines des différentes branches de la famille de mon ami, épuisée par la chaleur et le battement sonore de la musique compas que déversaient des haut-parleurs extérieurs. À un moment donné, je me suis retrouvée à serrer la main d’un homme qui me souriait de toutes ses dents, des dents extraordinairement petites pour quelqu’un de sa stature. “Si vous êtes vraiment ethnologue, vous devriez aller le voir, c’est un bòkò”, me souffla une bonne âme.

Un bòkò en Haïti, est un spécialiste des questions surnaturelles. Contrairement au houngan ou à la mambo, qui sont au centre d’un réseau communautaire religieux, il agit seul, en franc-tireur. Il a en outre la réputation de “travailler à deux mains”, autrement dit de posséder tout à la fois le pouvoir de guérison et celui de la vengeance. L’anthropologie traditionnelle le qualifierait de sorcier.

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Bòkò Saint-Jean 1968

Le lendemain, je repris le chemin de Monatuf, ce bidonville au centre de Port-au-Prince, et m’employai à chercher sa maison parmi les nombreux cubes en ciment colorés coiffés de tôles ondulées qui se pressaient, accrochés au bord d’un ravin servant à la fois d’égoût et de décharge. Le Bòkò répondant au nom de Saint-Jean m’invita à entrer. Il affichait toujours ce sourire découvrant des dents de bébé jaunies par le tabac et s’exprimait dans un créole haché. La conversation se cantonna à des échanges polis, style “quelle belle journée, quelle jolie maison” tandis qu’il m’offrait des rasades d’alcool de canne, ou kleren, arrosé, à l’en croire, d’un remède anti-poison. Je ne pus m’empêcher d’attacher mon regard à son autel, qui occupait la plus grande partie de la pièce, et en particulier à un objet qui me paraissait aussi étrange que beau: une bouteille enveloppée dans un tissu rouge, blanc et noir, et ceinturée de miroirs brillants comme des phares. Des ciseaux ouverts, accrochés au goulot, formaient deux grands X.  ” Quelle belle bouteille”, commentai-je. “Merci me dit-il. Vous voulez que je vous en fabrique une?”

C’est ainsi que fut commandée la bouteille; je la considérai comme la première pièce de ma collection d’objets d’art. Avais-je tort ou raison? Avant de me la donner, le bòkò la transforma en objet magique, en wanga, au cours d’un rituel dont le sens m’échappa. Je rapportai la bouteille chez moi comme on rapporte une énigme. Comment une personne appartenant à une culture donnée pourrait-elle comprendre un objet ayant sa place dans une autre culture? Je décidai de mener une enquête pour découvrir de quoi retournait justement cet objet, comment fonctionnait un wanga et pourquoi il était aussi interessant d’un point de vue purement visuel. Tandis que je le contemplai, j’eus la bizarre impression qu’à son tour l’objet m’observait. Non seulement me regardait, mais me dévoilait, par des signes imagés, les interrelations entre le secret et le savoir dans les arts magiques haïtiens, la poétique de la volonté et du désir, la réalité de l’esclavage et de la mort. Ensemble, l’objet et moi, nous avons sondé la profondeur des racines centres-africaines des religions d’Haïti et examiné comment se transcrit l’histoire dans un pays où personne ne lit ni n’écrit. Mes entretiens avec la bouteille se mua en une véritable voyage initiatique.

La bouteille qui ne “S’arrêtait jamais”

IMG_2192.jpegLa bouteille est non seulement une création artistique, mais aussi un wanga, ou travay maji (travail magie). Cela dit, comment opère-t-elle dans cette dernière fonction? Les récentes études sur la culture matérielle m’ont ouvert la voie: tout objet manufacturé, même celui dont le sens parait le plus évident, comporte une multitude de strates de signification d’usages, de symboles et de connotations. Et de ce fait, il est souvent susceptible de servir de clé pour comprendre la culture dont il est issu.

Quelle qu’ait été sa signification aux yeux de celui qui l’avait fabriquée, dès lors qu’elle entra en ma possession, la bouteille se mit à fonctionner au sein d’un “système des objets”: une chose achetée et exposée sur ma table basse pour être offerte au regard admiratif de tous. Par la suite, prenant conscience de son importance, je la rangeai hors de vue. Il n’en restait pas moins que s’agissant d’un objet construit, visuellement codé, d’une sophistication esthétique remarquable. Il était bien question d’art. Et pourtant, c’était un fétiche fabriqué par un sorcier, et à titre il tombait dans la catégorie des objets ethnographiques. À moins qu’il ne relevât de ce que James Clifford qualifie “d’opposition institutionnalisée entre art et culture”, une place qui échoit aux objets acquis dans les pays non occidentaux. D’après Clifford, tout objet exotique collectionné se trouve confronté à choisir entre un milieu d’accueil ethnographique ou un milieu esthétique. Aussi, à mesure que je me frottais à cette pièce haïtienne, je me pris à penser que ce qui lui conviendrait le mieux, c’était une exposition dans un espace public, ou ses qualités esthétiques seraient appréciées au même titre que son inscription culturelle.

En attendant, la bouteille, sur ma table basse, suscitait des commentaires de mes amis. “Tu sais, me lança l’un d’eux distraitement au cours de la conversation, cette chose n’arrête jamais.” En effet, elle bougeait, ondoyait à sa manière. Et si l’on partait du principe que tout objet artisanal incarnait les croyances de sa culture auquel il se rattachait, je pouvais commencer mon analyse par une étude sensorielle. L’objet devait livrer de lui-même les données de la recherche et de l’interprétation. De sorte que je me retrouvai, dans mon salon, en train d’inspecter ma bouteille à la recherche d’indices.

“Cette chose n’arrête jamais”. Si c’était une bouteille, c’était une bouteille extraordinaire. Une bouteille de rhum barbancourt (un rhum de fabrication haïtienne), comme on le constatait à la lecture de l’étiquette transparaissant à travers l’étoffe. Elle ne contenait plus de rhum, mais un liquide à l’arôme puissant. Une odeur forte de parfum, oui, ainsi que ses sédiments que l’ont voyait collés au verre du goulot. La présence de liquide rendait l’objet pesant du bas quand je le tenais. Je le décapsulai pour constater que trois épingles traversaient horizontalement l’intérieur du goulot, tenues de l’extérieur par des aimants. Elles ne semblaient être là que pour représenter l’élément métal.

IMG_2193La bouteille était lourde du haut, aussi, à cause des trois aimants qui encerclaient le goulot. Ceux-ci étaient de fabrication industrielle, des pastilles de deux centimètres d’épaisseur, couleur d’acier inoxydable. Ils dépassaient du mince goulot à la façon d’un col, ou d’un collier. Une boucle d’oreille féminine était fixée à l’un des aimants, ce qui donnait à l’ensemble un air guilleret. Les aimants sont des forces élémentaires, la terre étant entourée d’un champ magnétique qui, par l’intermédiaire de la boussole, permet aux voyageurs de s’orienter: l’aiguille indique toujours le nord. On plongeait là au coeur des forces les plus primitives. dans cette bouteille, les aimants créaient une dynamique telle que les épingles à l’intérieur collaient à la paroi de verre. Ils formaient une polarité en vase clos, un discret écosystème.

À l’exception de la capsule Barbancourt, la bouteille était tout entière couverte d’une étoffe noire, blanche et rouge réparties en trois bandes verticales. Ces couleurs, dans toutes les cultures, ont de puissants symbolismes. À l’exception des aimants, l’ensemble se conjuguait sur le thème de l’emballage. On enveloppait et pour mieux cacher un secret. Ici, ce qui était à l’intérieur de la bouteille était en effet dissimulé.

Deux paires de ciseaux ouverts étaient ficelés de part et d’autre du goulot avec du fil rouge. outil basique dans de nombreuses cultures, le ciseau coupe aussi bien le papier que le tissu, le carton et la ficelle. Au même titre que les épingles, ils peuvent se révéler dangereux. Par ailleurs, le ciseau est anthropomorphe: il a quatre “membres.” Attachés en position ouverte, en vis-à-vis de part et d’autre de la bouteille, ils introduisaient une illusion de symétrie. Impression contredite par la présence de trois plutôt que quatre bandes d’étoffe colorée, ainsi que par la disposition des quatre miroirs attachés à la bouteille juste sous les ciseaux mais légèrement décalés. C’est cette concomitance entre asymétrie ternaire et symétrie binaire qui obligeait l’oeil du spectateur à tourner autour de l’axe de l’objet et lui faisait dire qu’il ne “s’arrêtait jamais”.

Les quatre miroirs, de forme ronde, avaient à peine quatre centimètres de diamètre. Cerclés de plastique vert, ils avaient été ficelés à la bouteille avec du fil rouge, de sorte qua chaque miroir était traversé en son centre par une série de traits verticaux et horizontaux. La surface polie était poussiéreuse. Entre les fils et la poussière on ne distinguait qu’un vague reflet. Les miroirs semblaient plutôt réfracter que réfléchir. Brillants capteurs de jour, ils attiraient l’oeil et reflétaient la lumière.

Parfum, épingles, aimants, ciseaux, miroirs: voilà des composantes simples, élémentaires. Et chacune possédait des caractéristiques opposées qui menaient à une impasse pratique: l’eau parfumée contenait des impuretés, les gros aimants attiraient de minuscules épingles, les ciseaux aiguisés étaient rendus inutilisables parce que liés en position ouverte, les miroirs, barrés de liens en croix ne reflétaient pas votre image. Que signifiait le parfum, l’épingle, l’aimant, les ciseaux et le miroir dans le code symbolique haïtien? Que signifiaient-ils dans leurs rapports entre eux?

Au-dessous des miroirs, rien ne dépassait plus de la forme, laquelle, dans sa jupe d’étoffe, se prolongeait, fluide, jusqu’en bas. La moitié de la bouteille semblait correspondre à la ligne horizontale des liens qui fixaient les miroirs. Cette ligne coupait l’objet en deux à l’horizontale tandis que les ciseaux, qui étaient symétriquement opposés, la coupaient à la verticale. Cela dit, cette symétrie binaire se heurtait à l’asymétrie en différents points du fourreau coloré, si bien que l’oeil du spectateur, happé par le déséquilibre, était pris de vertige. Les lignes des ciseaux et des miroirs le faisait tourner autour de la bouteille dans une spirale sans fin, rouge, blanche et noire…. couleurs du Rite Petwo

… / …

En fin de compte ma bouteille vaudoue allait beaucoup plus loin que je ne me l’était figuré au départ. Habitée par un esprit qui lui était attaché , elle était chargée d’une mission et elle affirmait sa personnalité, se présentant dans un habit imaginé codé et drapé de rutilance artistique. Dès lors que vous étiez capable de déchiffrer son message, elle se révélait porteuse d’un condensé matériel historique et d’un système cosmologique miniature. Cela dit, elle n’était pas faite pour être contemplée comme un objet d’art. Elle semblait animée d’une vie propre, se parler à elle-même, à l’esprit qui se trouvait enfermé à l’intérieur. Vivante donc, elle tournait sur elle-même, colorée, provocante, métaphore complexe de ce que le wanga était censé accomplir et non pas de ce qu’il était.

Mais si cette bouteille est bien un écosystème habité par un esprit, comment peut-on l’exposer dans la vitrine d’un musée? me demandai-je. James Clifford suggère que “nous pouvons leur rendre leur statut perdu de fétiches, en faire non pas une production perverse ou exotique, mais nos fétiches propres. Grâce à cette stratégie, forcément personnelle, on accorderait aux choses exposées le pouvoir de fixer plutôt que la seule faculté d’édifier ou d’informer. Les artefacts africains et océaniens pourraient redevenir des objets sauvages, sources de fascination et dorés du pouvoir de déconcerter.

Le wanga en question m’avait en effet “fixée” pendant des années, et édifiée, et informée. La bouteille ait tout à la fois été un objet d’art, un souci et un objet d’étude. Les zombi, s’ils sont encore là, se sont tenus tranquilles dans leur bouteille qui porte toujours sa coquette boucle d’oreille sur le côté. Peut-être sont-ils déjà mort ” par la main de Dieu”. Il est possible q’ils soient encore enfermés dans la bouteille, veillant avec leurs grands yeux miroirs sur mon bonheur.

Je ne crois pas me tromper en affirmant que le wanga a une personnalité. Mac Gaffey a comparé le nkisi à “un ancêtre dans sa tombe” et lui concède une sorte de caractère. À voir un nkisi, écrit-il, “on identifie une personnalité autonome qui semble latente à l’objet et s’éveille grâce  à la relation sans être pour autant limitée par elle.

Désormais je traite ma bouteille comme une chose vivante, détentrice d’une identité, une chose qui respire. Non seulement elle est susceptible de dévoiler des connaissances vieilles de plusieurs siècle sur l’existence de tout un peuple, mais elle porte aussi en elle un eu de la vie des deux âmes qui ont passé un peu de temps sur terre à un jet de pierre du cimetière de Port-au-Prince.

où ma bouteille doit-elle vivre? Elle a passé cinq ans dans mon bureau, à me regarder travailler à ma table. L’exposition Sacred Art of Vaudou lui a permis de trouver une autre place, une place qui privilégie simultanément l’approche esthétique et l’insistance sur le contexte et l’histoire, une place où elle peut être considérée à la fois comme un art et un artefact, comme un fétiche et comme le support d’une histoire culturelle.

“Mes zombis vont enfin prendre le chemin du musée, lançai-je en plaisantant à mes amis. Ils vont pouvoir travailler; nouer de nouvelles connaissances, rencontrer des gens passionnants.” En fait, je me dis que cette exposition va peut-être décupler leur puissance: plus il y a de monde pour les regarder, plus les esprits ont peut-être l’occasion d’être activés. Je vais leur faire de la cuisine sans sel avant leur départ. Ces zombis sont sans doute à ranger dans la catégorie des zombis travailleurs. je souhaite que chaque personne qui rendra visite à la bouteille vaudoue reçoive une part de la chance qui m’a été échue.

Elizabeth McAlister

Traduit de l’américain par Isabelle Chapman

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