Dans la plupart des religions les divinités sont des entités de nature essentiellement immatérielle, ultimes modèles de la perfection et des idéaux auxquels doivent aspirer les humains. Dans le Vodou, on est plutôt en présence d’esprits qui veulent prendre la forme humaine, avec tous les sentiments et sensations que connaissent les hommes: joie, tristesse, bonheur, douleur, faim, soif, etc. C’est dans ce but qu’ils s’incarnent dans leurs adeptes qui acquièrent à ce moment-là leurs caractéristiques et leur personnalité. C’est de cette incarnation qu’il s’agit quand on dit, en terminologie vodou en parlant de l’adepte en crise, “Lwa a monte chwal li’. (Le lwa a monté son cheval)
Ce genre de phénomène existe dans beaucoup de religions. Il a été communément dénommé “crise de possession” ou “transe”. En ce qui a trait à notre vodou en particulier , nous pensons que l’usage de mots tels que “possessions” et “posséder” est a déconseiller, afin d’éviter toute confusion possible avec les possessions dites démoniaques, en assimilation des lwa ou satan ou au démon des chrétiens.
En effet, pour le croyant, l’emprise qui le domine vient d’une divinité. On doit bien admettre ce fait si on veut aborder la question sans préjugés. D’autres part, le mot transe est aussi employé dans les sciences occultes pour identifier l’état de dépersonnalisation psychique d’un médium. D’après Crosley 2002, dans le cas du Vodou , il ne s’agit pas de seconde personnalité, mais d’un état de superposition entre le lwa et l’adepte. Il serait donc recommandable d’employer un autre mot. C’est pourquoi nous proposons le vocable “théomorphose”.
Voici comment les vodouisants conçoivent la théomorphose: Chaque personne est dotée de deux âmes le “gwo bonanj”( le gros bon ange), et le “ti bonanj”(le petit bon ange). Le gwo bonanj est responsable de l’existence matérielle, des fonctions physiologiques et mentales, tandis que le ti bonanj est l’essence même de la personne, et correspondrait à ce que les chrétiens appellent “âme”. Crosley nous explique le caractère ontologique de ce concept:
D’un point de vue ontologique, les deux âmes de l’homme, Gros-Bon-Ange et Ti-Bon-Ange correspondent à la réalité supersymétrique voulant qu’au début de la création, après le big bang, l’univers se soit manifesté en duo, comme particules et ondes en même temps. (Crosley 2002:99)
Au moment de la théomorphose, le Lwa chasse le “ti bonanj” et se substitue matériellement à sa place. C’est la descente de la divinité pour habiter dans la personne qu’elle a choisie, un phénomène comparable au dogme catholique de la présence de Jésus sur l’autel de la Consécration. Pour les catholiques, Jésus est réellement présent sous la forme de l’hostie, mais ils ne le voient pas en chair et en os, tandis que dans le cas de la théomorphose vodou, le Lwa est là, visible, c’est à dire il est lui même la personne en crise. Léon-François Hoffmann nous fait la description suivante du comportement d’adeptes montés par ZAKA, OGOU, et EZILI FREDA:
… La personne “montée” par Zaka (représenté par un vieux paysan), courbera l’échine, se déplacera avec difficulté, parlera d’une voix chevrotante. La personne “montée par un des Ogoun (représenté par des militaires) prendra une allure martiale, réclamera une machette pour arme, fera le salut militaire… la personne “montée” par Erzulie Freda Dahomey (représentée par une femme coquette) minaudera, balancera des hanches, réclamera du parfum et des liqueurs sucrées… (HOFFMAN 1990:115)
La théomorphose est une réalité empirique. Aux sceptiques qui douteraient de son authenticité – ce qui n’équivaut pas à prétendre qu’il n’y ait pas de crise feinte dans le vodou comme d’ailleurs dans les religions ou sectes où elle existe – on peut répondre que les symptômes ont été observés en Haïti et ailleurs, examinés à fond, et confirmés à maintes reprises par des hommes et femmes de science à qui on peut faire confiance. Dans le cas de Vodou, des témoins ont rapporté qu’au début , l’adepte est sujet à des convulsions, des spasmes, à des pertes d’équilibre, des poussée de température. Après un laps de temps relativement court, il arrive à se contrôler et même à faire montre d’une agilité ou de capacités qu’il ne possède pas normalement.
L’évolution du phénomène qui peut durer quelques minutes, quelques heures ou même plusieurs jours dépend du Lwa incarné, du rituel, de l’expérience de l’individu, de l’ambiance, etc. Revenu à lui, l’adepte le plus souvent, ne se souvient ou se souvient très peu de son expérience. On a aussi fait remarquer que la crise était contagieuse et plus commune chez les femmes que chez les hommes.
Certains aspects du comportement des criseurs depuis son début jusqu’à sa fin peuvent laisser l’impression d’être tout à fait arbitraires. Cependant, ce ne sont là que des apparences comme le fait remarquer le Dr frantz Bernardin.
Bernardin, chercheur paranormal, dans un article intitulé “crise de possession dans le Vodou”, exprime son point de vue sur ce qu’il appelle le cérémonialisme vodou, et nous dit qu’en dépit des apparences, il y a certes de l’ordre dans ce qui pourrait avoir une certaine apparence désordonnée:
Au premier contact le cérémonialisme Vodou donne une impression de désordre et de confusion. Il apparait comme un amalgame de symboles , de rites, de mouvements gestuels, de chants et de danses qui ne semblent obéir à aucun ordonnancement structuré. Mais observé soigneusement, méthodiquement, sans préjugé, il se révèle comme soumis à des lois, même si, d’un point de vue purement scientifique, l’in ignore la nature de ces lois. (Bernadin 2007. Port-Salut Magazine, 27/08/07).
En effet si on examine le comportement des serviteurs pendant la théomorphose, on constate une certaine uniformité quand ils sont montés par les mêmes lwa. Quelle que soit la personne, ils agissent de la même manière. Ceci revient à dire que le dit comportement n’est pas le résultat de décisions ou de fantaisies individuelles du moment, car ils semblent tous suivre les mêmes règles.
De Price-Mars et Dorsainvil à nos jours, pas mal d’attitude ont changé. n’est-ce pas bien Dorsainvil qui avait déclaré que le Vodou était une psychose raciale héréditaire? (Dorsainvil 1931). Ce qui ferait des nègres haïtiens une nation de malades mentaux, la psychose étant “une maladie mentale dont le malade ne reconnaît pas le caractère morbide” (le Robert).
À la même époque, price-Mars lui aussi donnait à l’épithète de phénomènes anormal, pathologique. N’avait-il pas bien affirmé que les serviteurs des Lwa étaient des déséquilibrés psychiques pourvus d’une constitution mythomane?
DESCRIPTIONS ET HYPOTHÈSES EXPLICATIVE
Dans Maximilien 1945 on peut lire:
La crise s’annonce par une sensation de fatigue musculaire, de lassitude dans les membres (sensation de membres cassés), du vertige avec diminution progressive des facultés supérieures. L’individu essaie alors de retrouver l’équilibre, en sautillant à reculons sur un talon et en projetant l’autre membre inférieur en avant. Il peut choir ou se jeter sur les spectateurs qui le soutiennent, puis il perd connaissance durant un instant. Ce n’est qu’un évanouissement, le criseur ne se rend plus compte de rien. (Maximilien 1945:56)
Voici la description de Métraux:
Il devient alors non seulement le réceptacle du dieu, mais son instrument. C’est la personnalité du dieu et non plus la sienne qui s’exprime dans son comportement et ses paroles. Ses jeux de physionomie, ses gestes et jusqu’au ton de sa voix reflètent le caractère et le tempérament de la divinité qui est descendue en lui. (Métraux 1958:106)
Et celle d’Emerson Douyon:
Le criseur ou chwal des loas compose sur son visage un masque caractéristique. Éperonné par son divin cavalier, le regard fixe, le front en sueur, le corps rigide tendu en avant, il fonce droit, s’arrête, se cabre, trébuche, tombe, roule, se débat, s’immobilise enfin dans une attitude cataleptique. Entouré, secouru, réveillé après un temps plus ou moins long, il est salué et reçu par des chants, des libations, des accolades…. (Douyon 1969:18)
La théomorphose, tout au long des temps, a suscité l’interêt de nombreux investigateurs qui ont tenté de formuler des explications, des points de vue soit médical, soit psychologique, soit mystique, soit théologique, ou logique. En ce qui concerne notre but dans cette étude éthno-descriptive, il se s’agit ni de débattre ni d’approfondir tous ces aspects. Nous préférons pour cela référer les lecteurs intéressés aux recherches des savants vodoulogues dont nous venons de citer les noms.
Pendant un grand nombre d’années, les psychiatres et les psychologues haïtiens et étrangers, ont dominé le champs des recherches sur la théomorphose, et tout naturellement, leur formation médicale leur a fait y voir des états pathologies de toutes espèces. C’est cette pratique que dénonce Léon-François Hoffmann:
Tant en Haïti qu’à l’étranger, bon nombre de psychologues d’abord, et de psychiatres plus tard, se sont penchés sur le vodou et tout particulièrement, comme on pouvait s’y attendre, sur ses aspects plus dramatiquement exotiques: crises de possession, envoûtement, zombis, etc. Il va de soi qu’assimiler un comportement d’abord perçu comme incompréhensible et menaçant à une maladie mentale est une démarche profondément rassurante qui permet en outre de dévaloriser ce comportement au nom de l’objectivité scientifique. (Hoffmann 1990: 164-165)
En effet, jusqu’au début de la deuxième moitié du XXème siècle, ce furent les hyopthèse pathologiques qui prévalurent en Haïti, comme le souligne Crosley 2002:
Entre les années 1913 et 1960, les psychiatres haïtiens ont accepté la définition médicale officielle de la crise de possession en tant que pathologie mentale. (Crosley 2002:104)
LOUIS MARS
Louis mars a fait de l’étude de la crise de possession le sujet principal de ses ouvrages. Psychiatre de profession, il n’est pas étonnant que ses points de vue aient été invariablement influencés par sa formation médicale. Toutefois, homme de science honnête dont la carrière s’est étendue sur de nombreuses années, il n’est pas étonnant qu’il ait eu à modifier ses positions, à mesure qu’il faisait de nouvelles découvertes, ou que celles de ses collègues parvenaient à sa connaissance.
En effet, dans un article publié en mars 1976 dans le journal le Nouvelliste, il manifeste ouvertement sa désolidarisation d’avec les méthodes médicales du passé.
Les premières observations sur le vodou en Haïti ont été recueillies par des médecins qui se sont servis de modèles cliniques occidentaux pour diagnostiquer la possession. Peu à peu, nous nous sommes aperçus de notre erreur et nous avons apporté la correction nécessaire. (Mars 1976)
Avant Mars, le psychiatre Emerson Douyon avait traité ces approches d’instables:
La plupart de ces points de vue faisaient allusion tantôt à une structure névrotique, tantôt à une organisation psychotique, tantôt à des conditions intermédiaires de désorganisation de la personnalité à la limite du normal et du pathologique. Cependant, les médecins haïtiens ou étrangers qui ont eu l’occasion d’examiner la question sont unanimes à reconnaitre que la simple observation psychiatrique est absolument insuffisante pour rendre compte d’un phénomène aussi complexe et aussi élaboré que la crise de possession. (Douyon 1969:31)
Le Docteur Mars, dans le même article du nouvelliste précédemment cité où il exprime son rejet des modèles cliniques occidentaux, annonce son choix du vocable “Théolepsie” pour désigner la transe religieuse:
La Théolepsie, c’est le nouveau terme par lequel je désigne la possession religieuse. (Mars 1976)
Il ne saurait être question de notre part de mettre en question la justesse du choix du terme “Théolepsie”, tant sémantiquement que théologiquement, qu’a fait notre respectable psychiatre. En effet, il signifie précisément “saisi par le dieu”, et i lne s’agit pas nécessairement d’une condition pathologique. Mars a d’ailleurs bien pris soin de défendre en citant à l’appui l’Encyclopédie des religions et de l’éthique. Cependant, compte tenu des attaques dont notre pays et notre vodou ont été victimes à la moindre occasion, serait il prudent que nous adoptions ce mot? Ceci nous exposerait à ce que nos diffamateurs en profitent pour associer la crise Vodou à l’épilepsie, la narcolepsie, la catalepsie, tous termes qui désignent des états anormaux. Il est donc mieux que nous ne prêtions pas le flanc à leur dénigrement, et que nous nous évitions tout malheureux mécompte. Le mot Théomorphose est aussi correct, sémantiquement et théologiquement. En effet, il signifie “Incarnation et transfiguration du Dieu”, pour y adapter une expression de Maximilien. Toujours dans le même article, Mars présente sa nouvelle explication basée, nous dit-il, sur la théorie de la communication. D’après lui, la possession religieuse vodou est un phénomène central de l’animisme afro-haïtien.
D’après Louis Maximilien, l’auteur de le vodou Haïtien, la Kriz lwa n’est pas théomaniaque, parce qu’elle peut être contrôlée par le Houngan ou la Manbo qui ont la capacité de l’inciter, la décourager, l’atténuer ou l’empêcher. En effet, au cours d’une cérémonie dans un hounfò de Miami à laquelle nous avions été invité, nous avons remarqué que toutes les fois qu’un des participants montrait quelque tendance à avoir une Kriz Lwa, le Houngan et certains de ses assistants s’empressaient à le calmer, ou même à le faire entrer à l’interieur du hounfò. Il se peut aussi que le privilège d’être chevauché par le Lwa, le prêtre se le réservait pour lui même. De fait, le moment venu, on lui apporta un grand fauteuil rouge où il s’installa pendant sa crise, pour que Ogou, en sa personne, reçoive les hommages et entende les demandes de ses fidèles.
Le contrôle par le Houngan et la manbo à tout moment est d’une grande importance, surtout pour le novice, car il leur incombe de façonner l’apprentissage de celui-ci en ce qui concerne la conduite adéquate pendant la théomorphose.
Maximilien affirme que la Théomorphose n’est pas un dédoublement de personnalité. Il l’appelle plutôt une manifestation de personnalité additionnelle, préalablement conçue, parce qu’au cours des crises, le moi n’est pas anéanti. Elle est le résultat d’une longue préparation pendant toute sa vie qui a créé chez le vodouisant une susceptibilité spéciale qui fait partie de son naturel.
Maximilien postule que l’adepte, dès son enfance, est soumis à une ambiance qui lui crée des réflexes qui contrôlent ses réactions. De par sa formation antérieure, il a en lui-même des conditions optima de réceptivité, une formation imprégnée de croyances religieuses qui sera à la base de ses comportements futurs. Maximilien postule que la théomorphose est:
…Un phénomène nerveux, d’ordre suggestif qui se réalise de façon extrêmement aisée chez une catégorie d’individus antérieurement préparés quant aux éléments qui constituent le contenu de la crise et quant au déclenchement de la crise par rapport à l’ambiance. (Maximilien 1945:58)
…/…
ALFRED MÉTRAUX
Métraux commence par faire remarquer certaines apparences d’anomalie au début de la théomorphose:
Dans sa phase initiale, la transe se manifeste par des symptômes de caractère nettement psychopathologique. Elle reproduit dans ses grand traits le tableau clinique de l’attaque hystérique. (Métraux 1958:107)
Toutefois, il ne tarde pas à rejeter ce point de vue en faisant appel au témoignage de Melville Herkovits:
Il y a une vingtaine d’années déjà, Herkovits réfutait cette interprétation en soulignant l’aspect contrôlé et il constitue un moyen normal d’entrer en rapport avec les puissances surnaturelles. Le nombre de personne sujettes à la possession est trop grand pour que leur soit accolée l’étiquette d’hystériques, à moins de considérer l’ensemble de la population haïtienne comme atteinte de troubles mentaux. (Métraux 1958:121)
…/…
Les résultats des recherches sur la transe en Haïti et ailleurs ont été publiés à travers les années, mais nombreux sont ceux qui posent encore les mêmes questions: la théomorphose est-elle du ressort de la théologie ou des sciences occultes? nous trouvons-nous en présence d’états mentaux qui relèvent de la médecine? S’agit-il d’états normaux ou paranormaux dont la compréhension échappe encore à nos hommes et femmes de science?
En réponse: Nil novi usque ad presæns. Rien de nouveau jusqu’à présent. Il est vrai qu’on n’est plus à l’époque conformiste des Dorsainvil et Price-Mars, car il y a eu des changements de méthodologies et d’attitudes apportés par Louis mars, Maximilien, Métraux, E.Douyon, etc. mais jusqu’à nos jours, les voies empruntées par les chercheurs ont conduit à la postulation d’hypothèses, et non pas à de vraies théories. Arrivera-t-on à valider ces hypothèses?
Après des dizaines d’années de recherches, doit-on conclure que les thèses et hypothèses existantes ne dépasseront pas les limites de leurs frontières actuelles, et que le reste tombe plutôt dans le domaine de la foi religieuse des individus. c’est dire que l’adepte qui agit d’une certaine façon, sans même y penser, le fait parce que sa foi religieuse et le comportement correspondant lui ont été inculqués dès les premières années de sa plus tendre enfance par son environnement. Il s’agit d’un apprentissage, à la “We are born to speak” de Noam Chomsky, c’est-à-dire à l’instar du jeune enfant qui, tout naturellement, fait l’acquisition de sa langue maternelle sans que personne n’ait à la lui enseigner.
Remarquez que nous ne parlons pas de “conditionnement de réflexe”, mais plutôt d’acquisition naturelle d’une capacité mentale.
Pour finir, disons que la science et la logique ont plein droit à notre respect. Mais on doit certes ce même respect à la foi des adeptes; il faut accepter leurs croyances comme elles sont: dans toutes les religions, il y a de ces inexplicables connus sous le nom de mystères, auxquels les fidèles croient. Allez donc demander, par exemple, à un catholique d’expliquer scientifiquement ou logiquement, le mystère de l’assomption!
Étude ethno-descriptive G.A. férère; Ph.D