Nous apprenons des esprits bien plus que des livres ou des hommes et en ce sens l’isolement et la souffrance restent les principaux outils pour l’évolution spirituelle.. Knud Rasmussen cite ici le chamane inuit Igjugârjkuk, qui raconte comment il est devenu chamane; Les paroles d’Igjugârjuk sonnent vrai.
Lorsque vint le temps pour moi de devenir chamane, je choisis de souffrir par les deux choses qui sont, pour nous humains, les plus dangereuses: souffrir de la faim et souffrir du froid. D’abord, je jeûnai cinq jours, après quoi je fus autorisé à boire une gorgée d’eau chaude; les anciens disent que c’est seulement si l’eau est chaude que Pinga et Hila remarquent le novice et lui accordent leur secours. Ensuite, je jeûnai encore quinze jours, après quoi on me donna à nouveau une gorgée d’eau chaude. Après cela, je jeûnai encore dix jours, puis je pus commencer à manger. (…)
Ces jours “À la recherche de la connaissance” sont très fatigants, car il faut marcher sans arrêt, par n’importe quel temps, et ne se reposer que pour de brefs instants. Quand je trouve ce que je cherche, je suis généralement presque à bout de forces, fatigué, pas seulement dans mon corps, mais aussi dans ma tête.
Nous autres chamanes de l’intérieur n’avons pas de langue spéciale pour les esprits. nous croyons que les vrais angatkut n’en ont pas besoin. Pendant mes voyages, j’ai parfois participé à une séance des habitants de l’eau salée, par exemple, chez les gens de la côte de Utkuhigjalik. Ces angatkut ne m’ont jamais paru digne de confiance, car il m’a toujours semblé que ces angatkut de l’eau salée donnaient plus d’importance aux tours qui impressionnent le public, lorsqu’il font des bonds sur le sol et zozotent toutes sortes d’absurdité et de mensonges dans leur sois-disant langue des esprits; tout cela n’était pour moi qu’un simple amusement, quelque chose qui impressionne les ignorants. Un vrai chamane ne sautille pas sur le sol, il n’éxécute pas des tours, pas plus qu’il n’essaie à l’aide de l’obscurité, en éteignant les lumières, de troubler l’esprit de ses voisins. En ce qui me concerne, je ne pense pas savoir beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu’on puisse atteindre la sagesse ou la connaissance des choses cachées de cette manière. La véritable sagesse ne peut être trouvée que loin des gens, dans la profonde solitude. On ne la rencontre pas à travers le jeu, mais seulement dans la souffrance. La solitude et la souffrance ouvrent l’esprit humain. C’est donc là que le chamane doit puiser sa sagesse.
Mais lors de mes visites aux chamanes de l’eau salée (…) je n’ai jamais exprimé ouvertement mon mépris concernant la manière dont ils invoquaient leurs esprits auxiliaires. Un étranger se doit toujours d’être prudent, car – sait-on jamais – ils peuvent, bien évidement, être des expert en magie et, comme nos chamanes, pouvoir tuer par les mots et la pensée. Ce que je vous dis là, j’ose vous le confier, parce que vous êtes un étranger d’un pays lointain, car jamais je n’en parlerais à mes semblables, excepté ceux à qui je devrais enseigner la manière de devenir chamane. Lorsque j’étais à Utkuhigjalik, les gens de là-bas avaient entendu de la bouche de ma femme que j’étais chamane, c’est pourquoi ils me demandèrent un jour de soigner un malade, un homme qui était si mal en point qu’il ne parvenait plus à avaler de la nourriture. Je convoquai tous les gens du village et leur demandai d’organiser une fête avec des chansons, comme le veut notre coutume, car nous croyons que le mal évite les endroits où les gens sont heureux. lorsque la fête commença, je sortis seul dans la nuit. Ils se moquèrent de moi, parce que je n’allais pas exécuter des tours pour amuser tout le monde. Je restai seul, dans des endroits isolés loin du village, pendant cinq jours, ne cessant de penser à l’homme malade et souhaitant son rétablissement. Il guérit, et, depuis, lors, plus personne dans le village ne se moqua de moi.
Rasmussen note ensuite ce qui suit:
C’est donc ainsi qu’Igjugârjuk parla de lui et de ses pouvoirs particuliers. La manière générale dont je l’ai dépeint ailleurs traduira clairement, je l’espère, qu’il croyait tout ce qu’il me disait. En fait, il n’avait aucune raison de mentir ou d’exagérer. je ne cherchai jamais à le contredire, même si certaines de ses histoires me semblèrent assez improbables. Par exemple, je n’arrivais pas à comprendre qu’un homme puisse survivre par trente à cinquante degrés sous zéro, assis dans une petite hutte en neige, sans se nourrir, n’absorbant à deux reprises qu’un tout petit peu d’eau tiède pendant tout ce temps. J’avais peur que mes doutes ou mes questions le rendent méfiant. Après tout, ce que je cherchais à connaitre, ici comme ailleurs, c’était les croyances de ses peuples. Et il ne fait pas le moindre doute qu’eux mêmes croyaient que c’était l’art sacré lui même, qui consistait à être capable de percer les énigmes de la vie, qui donnait aux novices et aux praticiens un pouvoir particulier leur permettant de traverser des épreuves auxquelles le commun des mortels n’était pas capables de survivre.
Les idées religieuses des Esquimaux caribous, et tout particulièrement celles des Pâdlermiut, comptent parmi les plus primitives auxquelles j’aie été confronté chez l’ensemble des Esquimaux rencontrés pendant toute la durée de l’expédition. Pinga, la maitresse du gibier, vit quelque part dans les airs ou dans le ciel. Son nom est souvent confondu avec celui de Hila; elle est la gardienne de la vie, des hommes aussi bien que des animaux, mais elle n’offre pas à l’homme des terrains de chasse éternels comme la divinité des habitants de la côte, elle rassemble toute la vie sur la terre elle-même et la rend éternelle uniquement en ce sens que tout ce qui est vivant apparait justement sur la terre.
Lorsqu’un animal ou une personne meurt, l’âme quitte le corps et s’envole vers Pinga, qui ensuite laisse la vie ou l’âme s’élever à nouveau dans un nouvel être, homme ou animal. En règle générale, la peur de la mort n’existe pas et je me souviens qu’Igjugârjuk disait parfois, sur un ton proche de la plaisanterie, que, lorsque son âme irait rejoindre Pinga après sa mort, elle ne serait autorisée à se relever que sous forme d’un petit lemming qui se cache sous la terre.
IGJUGÂRJUK ET KNUD RASMUSSEN (1930)
Source: J. Narby et Fr. Huxley, Chamanes au fil du temps, Albin Michel, 2002
Photo de couverture: Art by Lobsang Melendez Ahuanari