La vie de l’anthropologue Carlos Castaneda est nimbée de mystère. Il existe peu de photos de lui et on ne connait pas exactement ses origines, même si, selon certains indices, on pense qu’il est né au Pérou. Castaneda affirme avoir été l’apprenti d’un sorcier Yaqui nommé don Juan. Son travail semble avoir été bel et bien basé sur de véritables recherches anthropologiques, du moins au départ. Mais certains anthropologues ont émis de sérieux doutes sur l’intégrité ethnographique de ses écrits. La part de fiction injectée par Castaneda dans ses récits demeure une énigme irrésolue. Il utilise des astuces littéraires pour captiver ses lecteurs et estomper leurs doutes. S’il ne présentent par don juan comme un chamane, ses écrits n’en ont pas moins suscité un engouement sans précédent pour le chamanisme. Dans ce passage tiré de son premier livre, Castaneda semble avoir mis le doigt sur l’essence de la démarche du chamane. Les “ennemis d’un homme de savoir” énumérés par Don Juan font écho à de nombreuses autres descriptions de défis dans la pratique chamanique.
“Dimanche 8 Avril 1962
Dans nos conversations, don Juan utilisait constamment l’expression “homme de savoir”, sans jamais expliquer ce qu’il entendait par là. Je le lui ai demandé.
“Un homme de savoir, c’est quelqu’un qui a suivi fidèlement les épreuves de l’étude. Un homme qui, sans hâte et sans hésitations, est allé aussi loin qu’il l’a pu dans la recherche des secrets de la puissance et du savoir
— N’importe qui peut-il devenir un homme de savoir?
— Non pas n’importe qui.
— Alors que faut-il faire pour devenir un homme de savoir?
— Il faut affronter et vaincre quatre ennemi naturels.
— On sera un homme de savoir après avoir vaincu ces quatre ennemis?
— Oui. On ne saurait prétendre être un homme de savoir sans être capable de les vaincre tou les quatre.
— Alors tout ceux qui ont vaincu ces quatre ennemis sont des hommes de savoir?
— Celui qui les a vaincus devient un homme de savoir.
— Mais existe t’il des conditions particulières à remplir avant d’affronter ces ennemis?
— Non. Tout le monde peut essayer de devenir un homme de savoir. Peu y parviennent, ce qui est bien naturel. Les ennemis que l’on rencontre en chemin sur la route du savoir sont véritablement formidables. La plupart y succombent.
— De quels ennemis s’agit-il, don Juan?
Il a refusé de me nommer ces ennemis. Il a dit que ce serait très long avant que le sujet ait un sens pour moi. (…)
“Être un homme de savoir, cela n’a pas de permanence. On n’est jamais un home de savoir, vraiment. On ne le devient que pour un bref instant, après avoir vaincu les quatre ennemis naturels.
— Vous devez me dire, don Juan qui ils sont.”
Il ne m’a pas répondu. J’ai encore insisté, mais il a abandonné ce sujet et il a commencé à parler d’autre chose.
Dimanche 15 Avril 1962
Je m’apprêtais à partir , et j’ai décidé de lui demander encore une fois de me parler des ennemis d’un homme de savoir. Mon argument, c’était que je ne pourrais pas revenir le voir avant pas mal de temps, et que ce serait peut-être une bonne idée de noter ce qu’il avait à me dire à ce sujet pour pouvoir y réfléchir tout le temps de mon absence.
Il a hésité un moment, puis s’est mis à parler.
” Lorsqu’un homme commence à apprendre, ses objectifs ne sont jamais clairs. Son dessein est vague, ses intentions imparfaites. Il espère en tirer un bénéfice qui ne se matérialisera jamais, dans son ignorance des difficultés de l’étude. Il commence ensuite lentement à apprendre — par petits fragments d’abord, puis par vastes pans. Bientôt ses pensées se heurtent, ce qu’il apprend n’est pas ce qu’il avait imaginé, cela n’a pas l’aspect qu’il attendait, il prend peur. Le savoir est toujours inattendu. Chaque étape soulève une nouvelle difficulté, et la peur commence à envahir l’homme, impitoyable, opiniâtre. Il devient comme un champ de bataille. Il vient ainsi de buter contre le premier de ses ennemis naturel: la peur. C’est un ennemi terrible — traitre, difficile à surmonter, toujours caché au détour du chemin, à vous guetter. Et si, terrifié par sa présence, il se sauve, son ennemi aura mis un terme à sa recherche.
— Et qu’arrive-t-il à l’homme qui s’enfuit sous l’effet de la peur?
— Rien d’autre, sauf de ne plus jamais rien apprendre. Jamais il ne deviendra un homme de savoir. Ce sera peut-être un bravache, ou un couard inoffensif; de toute façon, un vaincu. Son premier ennemi aura mis un terme à ses ambitions.
— Et que faire pour surmonter cette peur?
— La réponse est simple. Ne pas se sauver. Défier sa peur, et malgré elle, avancer dans le savoir pas à pas. On peut être profondément effrayé, sans pour autant s’arrêter. Voilà la règle. Puis le moment viendra quand le premier ennemi reculera. L’homme commencera à se sentir sur de lui. Son dessein deviendra plus délibéré. L’étude ne sera plus pour lui une tâche insurmontable. À ce moment, on peut prétendre à juste titre avoir vaincu le premier ennemi naturel.
— Mais don juan, cela arrive-t-il d’un seul coup, ou petit à petit?
— Petit à petit, cependant, la peur est vaincu d’un seul coup, vite.
— L’homme n’aura t-il pas peur à nouveau, si quelque chose d’autre lui arrive?
— Non. Lorsqu’un homme a vaincu la peur, il en est quitte pour le reste de ses jours, car la clarté a remplacé la peur. Mais alors un homme connait ses désirs, il sait comment les satisfaire. Il peut s’imaginer les nouvelles étapes du savoir, tout se trouve baigné d’une clarté violente. Il sent que plus rien n’est caché. Il vient de rencontrer son deuxième ennemi, la clarté. Cette clarté d’esprit, si difficile à atteindre, si elle dissipe la peur, aveugle également. Elle pousse l’homme à ne jamais douter de lui-même. Elle lui donne l’assurance de pouvoir faire tout ce qu’il veut, car il semble voir clairement au fond des choses. Il est courageux parce qu’il est clair, rien ne l’arrête pour la même raison. Or tout cela n’est qu’une erreur. C’est comme une chose incomplète. Si l’on cède à cette puissance apparente, on est devenu le jouet du deuxième ennemi, et l’apprentissage s’en trouvera faussé. La précipitation remplacera la patience, ou le contraire. Et conséquence de ces erreurs, il lui deviendra impossible de rien apprendre.
— Que devient l’homme ainsi vaincu, don Juan? Est-ce la mort le résultat?
— Non il ne meurt pas. Son deuxième ennemi l’a brutalement empêché de devenir un homme de savoir. Au lieu de cela, il deviendra peut-être un guerrier plein de vaillance, à moins que ce ne soit un pitre. Mais cette clarté qu’il a chèrement acquise ne se changera jamais en peut ou en obscurité à nouveau. Et cela pendant toute sa vie, mais il n’apprendra plus jamais rien. Il n’en aurait d’ailleurs nulle envie.
— Et que convient-il de faire pour éviter une telle défaite?
— Faire comme lorsqu’on était en proie à la peur. Défier cette clarté, et ne l’utiliser que pour voir, attendre avec patience avant de faire un autre pas que l’on aura soigneusement préparé. Surtout, ne pas oublier que la clarté constitue presque une erreur. Le moment viendra où l’on comprendra que cette clarté n’était en somme qu’un point devant le regard; C’est ainsi que le deuxième ennemi aura été surmonté, et que l’on parviendra à l’endroit où plus rien de mal ne peut arriver. IL ne s’agira plus d’une erreur, ni d’un simple point devant les yeux. Ce sera la vraie puissance. L’homme saura alors que la puissance qu’il poursuit depuis si longtemps lui appartient enfin. Il en fera ce qu’il voudra. Il a son allié à ses ordres. Ses désirs font loi. Il voit tout ce qui l’entoure. C’est ici qu’il rencontre son troisième ennemi, le pouvoir. C’est le plus puissant de tout ses ennemis. Le plus facile, naturellement, est d’y céder. Après tout, l’homme est vraiment invincible. Il commande. Il commence par prendre des risques calculés, il finit par dicter les règles, puisqu’il est le maitre. À ce stade, on remarque à peine le troisième ennemi qui s’approche. Et soudain sans qu’on s’en aperçoive, la bataille est perdue. L’ennemi a fait de lui un homme capricieux et cruel.
— Perdra-t-il sa puissance?
— Non, il ne perdra ni sa clarté ni son pouvoir.
— Qu’est-ce qui le distinguera alors d’un homme de savoir?
— L’homme vaincu par sa puissance meurt sans avoir vraiment appris à s’en servir. Cela n’aura été qu’un fardeau pesant sur sa destinée. Cet homme n’aura pas su se dominer, il ignore quand et comment se servir de cette puissance.
— La défaite aux mains de ces ennemi est-elle définitive?
— Naturellement. Si l’un de ces ennemis maitrise l’homme, il ne lui en reste rien à faire.
— Est-ce possible, par exemple, que vaincu par sa puissance, l’homme s’en rendez compte et s’amende?
— Non. Une fois que l’on a succombé, c’est fini.
— Et si il n’est que temporairement aveuglé?
— Cela signifie alors que le combat continue, et qu’il s’efforce encore de devenir un homme de savoir. L’homme n’est vaincu que lorsqu’il ne fait plus d’efforts, et qu’il s’y abandonne.
— Alors, Don Juan, un homme peut-il se laisser aller à la peur pendant des années, avant de finalement la conquérir?
— Non. S’il s’est abandonné à la peur, jamais plus il ne la vaincra. Il n’osera plus jamais apprendre. Mais si pendant des années, en proie à la peur, il a continué à apprendre, il en viendra finalement à bout, parce qu’en fait il ne s’y est jamais abandonné.
— Comment peut-il vaincre son troisième ennemi, don Juan?
— Il lui faut le défier délibérément. Il doit comprendre que cette puissance qu’il lui a semblé conquérir ne sera en fait jamais à lui. Il doit se dominer à chaque instant, manier avec précaution et fidélité tout ce qu’il a appris. S’il voit que la clarté et la puissance, sans la raison, sont encore pires que l’erreur, alors il atteindra le point où tout est sous son contrôle. Il saura alors où et comment exercer ce pouvoir, et c’est alors qu’il aura vaincu son troisième ennemi. L’homme sera alors au terme de ce voyage à travers le savoir, quand presque sans prévenir surgira le dernier de ses ennemis, la vieillesse. C’est le plus cruel de tous, le seul qu’il ne pourra pas vaincre complètement, mais seulement tenir en respect. On n’éprouve plus alors de peur, la clarté d’esprit ne provoque plus d’impatience — et la puissance est maitrisée, mais on est pris aussi du désir opiniâtre de se reposer. Si l’on s’y abandonne totalement, si l’on se couche et qu’on oublie, la fatigue venant comme un apaisement, la dernière bataille sera perdue, son ennemi l’abattra comme une créature âgée et sans défense. Son désir de retraite obscurcira clarté, puissance et savoir. Si l’homme cependant surmonte sa fatigue et accomplit son destin, on pourra vraiment l’appeler homme de savoir, même s’il n’a pu qu’un bref moment repousser son dernier ennemi invisible. Ce moment de clarté, de puissance et de savoir aura suffi.”
Anthologie du chamanisme — Jeremy Narby – Francis Huxley –