Devenu ancêtre mythique et héros civilisateur — dont la forme la plus connue est le Quetzalcóatl des Toltèques, repris par les Aztèques, il s’incarne et se sacrifie pour le genre humain. L’iconographie indienne nous éclaire sur le sens de ce sacrifice. Ainsi le codex de Dresde présente présente l’oiseau de proie enfonçant ses griffes dans le corps du serpent pour en extraire le sang destiné à former l’homme civilisé: le dieu (serpent) retourne ici contre lui-même son attribut de puissance céleste, l’oiseau solaire, pour féconder la terre des hommes, car ce dieu c’est le nuage, et son sang, c’est la pluie nourricière qui permettra le maïs et l’homme de maïs.
Il y aurait long à dire sur ce sacrifice, qui n’est pas seulement celui du nuage; c’est aussi la mort du désir, dans l’accomplissement de sa mission d’amour. Sur un plan plus précisément cosmogonique — et qui, dans le soufisme, devient la base d’une mystique — c’est le déchirement de l’unicité première, double en une, qui se sépare en ses deux composants pour permettre l’ordre humain. Pour Jacques Soustelle, le sacrifice de Quetzacoatl est une reprise du schéma classique de l’initiation, fait d’une mort suivie de la renaissance: il devient le soleil et meurt à l’ouest pour renaitre à l’est; deux en un et dialectique en lui-même, il est le protecteur des jumeaux.
Le même complexe symbolique se retrouve en Afrique noire, chez les Dogons pour lesquels Nommo, dieu d’eau, représenté sous la forme d’un anguipède, est l’ancêtre mythique et le héros civilisateur qui porte aux hommes leurs plus précieux biens culturels: la forge et les céréales: lui aussi est double et un et se sacrifie pour l’humanité nouvelle. On pourrait citer encore bien d’autres exemples tirés des traditions africaines, notamment celui de Dan ou Da, grande divinité du Bénin et de la côte des esclaves, qui est le serpent et le fétiche arc-en-ciel (Maug). Devenu Damballah-weddo dans le vaudou Haïtien, il préside aux sources et aux rivières, car sa nature est à la fois mouvement et l’eau: la pierre du tonnerre lui est consacrée; il n’accepte pas que ses serviteurs — c’est à dire ses possédés — invoquent les divinités qui font à la fois le mal et le bien, à l’exception des jumeaux qui lui sont proches. Il est aussi l’éclair, et, par excellence, le dieu de la force et de la fécondité (METV). Or, au Dahomey, Dan est encore aujourd’hui le vieux dieu naturel, l’ourobouros de ce disque du Bénin que nous décrivions plus haut, androgyne et jumeau lui-même (MERF). Ainsi s’explique le culte des pythons sacrés conservés dans les temples d’Abomey, des jeunes filles leur sont vouées, que l’on fiance rituellement aux dieux à l’époque des semailles.
Pour les Yoruba, Dan est Oshumare, l’arc-en-ciel, qui relie le haut et le bas du monde, et n’apparait qu’après les pluie. Les peuples de la côte de Guinée, selon le témoignage de Bozman rapporté par Frazer, invoquent le serpent dans les périodes de sécheresse ou de pluies excessives. Tout ces exemples empruntés à des civilisations qui se sont élaborées indépendamment de la nôtre, expliquent les origines de cette fonction météorologique du serpent dont on retrouve aussi la trace dans notre folklore: universellement répandue, dit Krappe (Kram, 181), est l’idée que l’arc-en-ciel est un serpent qui se désaltère dans la mer, idée relevée en France (Sebillot), mais aussi chez les Indiens du Névada, chez les Bororo de l’Afrique du Sud et dans l’Inde. Toutes ses acceptions ne sont qu’autant d’applications, dans un domaine donné, du mythe du Grand Serpent Originel, expression de l’indifférencié primordial. Il est à l’alpha, mais aussi à l’oméga de toute manifestation; ce qui explique son importante signification eschatologique, par laquelle nous allons revenir à l’évolution, si complexe, du symbole du serpent dans notre propre civilisation.
Rappelons tout d’abord que, pour les Batak de Malaisie, un serpent cosmique vit dans les régions souterraines et qu’il détruira le monde. Pour les Huitchol il a deux têtes qui ne sont que deux monstrueuses mâchoires ouvertes à l’ouest et à l’est, par lesquelles il crache le soleil levant et avale le soleil couchant. Nous arrivons ainsi au plus ancien dieu créateur du monde méditerranéen, le serpent Atoum, père de l’Énnéade d’Héliopolis. Il a, lui, craché la création toute entière, au début des temps, après qu’il eut émergé par lui-même des eaux primordiales; comme il était seul, les textes hésitent sur l’origine de ce crachat; certains disent qu’il provint non de sa bouche mais de son sexe, Atoum s’étant pour cela masturbé; jaillit ainsi le premier couple de dieux Chtou et Phétis, qui mirent au monde Geb et Nout, respectivement l’air et l’humidité, la terre et le ciel (DAUE). Après quoi, ces dieux ayant procrée le détail de la terre et des hommes, fut. Alors Atoum se dressa devant sa création et tint ces propos, comme il est rapporté dans le livre des morts: je suis ce qui demeure, … Le monde retournera au chaos, à l’indifférencié, je me transformerai alors en serpent qu’aucun homme ne connait, qu’aucun dieu ne voit! (MORR, 222-223). Aucune mythologie n’a été aussi sévère dans sa peinture du Grand Serpent Originel. Atoum ne se commet pas à avaler le soleil. Il n’a que faire de ce chtonien, de cet enfer quotidien où notre vie se défait et se régénère. Il n’est serpent qu’avant et après la totalité du continuum spatio-temporel, là où nin dieux ni hommes n’ont accès; il est vraiment le premier vieux-dieu, le deus otiosus naturel dans son implacable transcendance.
Les enfers terrestres, que doit quotidiennement traverser l’astre du jour pour assurer sa régénération, sont pourtant, en Egypte comme ailleurs, entièrement placés sous le signe du serpent. Si Atoum n’a point de place à l’intérieur de ce drame, il est cependant celui qui l’éclaire du dehors; dépouillé de sa forme orphidienne, il devient chaque soir le dieu du soleil couchant, qui indique, à l’Ouest, la voie d’accès des profondeurs. Puis, il s’enfonce sous terre, sur une barque, où a pris place, autour de lui, toute sa cour céleste. Que tout le ventre de la terre, où s’opérera l’alchimie de la régénération, soit orphidien par excellence, cette idée apparait dans chaque détail de la minutieuse description qui est donnée par le livre des morts: le chemin à parcourir est divisé en douze chambres, correspondant aux douze heures de la nuit. La barque solaire traverse tout d’abord des étendues sablonneuses, habitées par des serpents: bientôt elle se change elle-même en serpent. À la septième heure apparaît une nouvelle figure orphidienne, Apophis, monstrueuse incarnation du maitre des enfers, et préfiguration du Satan biblique, il remplit de ses spirales une éminence longue de quatre cent cinquante coudées; … sa voix dirige les dieux vers lui et ils le blessent. Cet épisode marque le sommet du drame. À la onzième heure, la corde tirant la barque devient un serpent. Au cours de la douzième heure, enfin, dans la chambre du crépuscule, la barque solaire est tirée à travers un serpent long de treize cent coudées, et lorsqu’elle sort par la gueule de ce serpent, le soleil levant apparait, sur le sein de la terre-mère, sous la forme d’un scarabée: L’astre du jour est né une nouvelle fois, pour entreprendre son ascension (ERMER, 271-272).
En résumé, le soleil doit donc se faire lui-même serpent pour lutter contre d’autres serpents — un surtout — avant d’être digéré et expulsé par l’intestin serpentiforme de la terre. Il y aurait long à dire sur ce développement d’un complexe d’avaleur -avalé, auprès duquel apparaît simple l’aventure de Jonas. Globalement, le serpent y apparait comme le grand régénérateur et initiateur, maitre du ventre du monde, et comme ce ventre lui-même, en même temps que l’ennemi — au sens dialectique du terme — du soleil, donc de la lumière, donc de la part spirituelle de l’homme.
Le livre sacré des Égyptiens, pour mieux développer ces faces contradictoires de l’entité symbolique initiale, les sépare en autant de serpents; mais le rôle prééminent qui est dévolu à Apophis montre que, parmi toutes les valences du serpent originellement confondues, celle d’une puissance hostile est en train de se dégager. Cela va de pair avec la valorisation positive de l’esprit et la valorisation négative des forces naturelles inexplicables, dangereuses, par lesquelles s’élaborera peu à peu le concept non plus physique, mais moral, du Mal, d’un Mal intrinsèque. Nous n’en sommes pas encore là avec Apophis, mais le sentier s’amorce, qui deviendra plus tard une voie royale. Car la signification d’Apophis demeure ambiguë: d’une part, à la septième heure, il dirige lui-même vers son corps les dieux qui vont le blesser; il joue donc un rôle positif et, somme toute, contraire à son interêt égoïste, dans l’accomplissement de la régénération solaire; d’autre part les prêtre d’Héliopolis le considèrent comme l’Ennemi, lorsque au cours des cérémonies conjuratoires ils piétinent et écrasent son effigie sur le sol de leurs temples pour aider Rê, prince de la lumière, à triompher de ce premier prince des ténèbres: Cela s’accomplissait le matin, à midi et le soir, ainsi qu’à certaines périodes de l’année, ou bien lorsqu’il pleuvait abondamment ou lors d’une éclipse de soleil (JAMM, 180): cette eclipse, précise Maspero, signifiait que Rê venait d’avoir le dessous dans sa lutte d’Apophis.
Jean Chevalier — Alain Cherrbrant – Dictionnaire des symboles.