D’Hawaï à la Nouvelle Zélande, de Gilbert à l’île de Pâques, les quelques centaines d’îles volcaniques ou coralliennes qui, au centre du pacifique , constituent la Polynésie, offrent un aspect culturel assez particulier. Malgré les distances énormes qui séparent les îles, leurs populations ont toutes, avec une identité fondamentale de langage, un fond somatique commun. Les insulaires, sous les traits desquels on devine de lointaines ascendances caucasiennes, mongoliques et africaines, vivent dans une civilisation néolithique caractérisée par la pirogue à balancier, le four à pierres, les étoffes de tapa, les danses de pied ferme et, négativement, par l’absence de tout métal et de la poterie, l’ignorance de la roue, du gouvernail, du tissage, de l’écriture et de l’arc de guerre.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Cook, le rassembleur des terres océaniennes, en trois voyages resté fameux dans l’histoire des découvertes maritimes, révéla au grand public l’existence des Polynésiens. Et, à sa suite, à la suite de Bougainville, l’Océanie fit son introduction dans la littérature européenne et les préoccupations des missionnaires et des commerçants. Ceux-ci, très vie, s’intéressèrent aux indigènes au milieu desquels ils s’installaient, et nous devons à W. Ellis, à Mariner, à Tunrer, aux Pères Mathias Gracia et Laval, au consul Moerenhout, pour ne citer que les noms les plus notables, une série d’ouvrages qui sont, en certaines de leurs parties, d’excellents documents d’ethnographie religieuse.
Dès 1855, Sir George Grey, qui était gouverneur de la Nouvelle-Zélande, publiait une mythologie Polynésienne devenue classique. J.White nous donnait six volumes de son Ancient History of the Maori. Les instituts proprement scientifiques s’organisèrent bientôt. A Honolulu, le Bernice P Bishop Museum commençait de récolter les objets qui forment aujourd’hui les plus belles collection polynésienne du monde, expédiait de nombreuses missions de recherches dont les rapports constituent une bibliothèque considérable. En Nouvelle-Zélande, la polynesian Society entretenait l’activité des chercheurs en publiant un journal, devenu après quarante ans, une source abondante pour la connaissance de la civilisation polynésienne. Là aussi des musées se fondaient, magnifiquement outillés et pourvus de puissants moyens de travail; des hommes, Elsdon Best est le plus illustre, s’intéressaient avec passion à l’étude des dernières tribu maories.
Nous devons à ces diverses circonstances de pouvoir prendre une vue relativement satisfaisante de l’ensemble polynésien. Il a pu être observé au moment même où, par suite de son contact avec la civilisation européenne, il commençait une rapide désagrégation; et ces observations, recueillies à l’époque des premières curiosités proprement scientifiques en matière d’ethnographie, nous sont parvenues avec une suffisante abondance.
La place importante tenue par les idées religieuses chez les polynésiens frappa tous les observateurs anciens. “Chez eux, écrit Mœrenhout, toutes les actions de la vie publique et de la vie privée, toutes les pensées, tous les discours se rapportent à la religion, bien ou mal conçue; chez eux, la divinité se montre incessamment dans tous leurs travaux comme tous leurs plaisirs, et préside indéfiniment à tout, sans que leurs mœurs en restent, pour cela, moins étrangères aux lois de l’humanité et de la pudeur…” Et le même auteur note ailleurs que “les Océaniens accordaient à l’intervention divine un empire indéfini. Chez eux, en effet, sans parler des conjonctures capitales, comme installation d’un chef, commencement ou issue d’une guerre, maladie ou mort de leurs proches, etc., point d’action, point de travail, point d’entreprise, point d’évènement, qui ne fussent attribués aux dieux, soumis à leur inspection ou faits sous leurs auspices. Ils ne coupaient pas un arbre pour construire une pirogue ou une maison, avant d’avoir été, la hache à la main, au maraï, et sans leur apporter le premier morceau enlevé à l’arbre; avant de l’abattre en entier. Quand une pirogue était achevée, on ne pouvait l’enlever du chantier qu’après des prières faites aux Maraïs et en présence d’un prêtre, marchant à la tête de la procession qui l’apportait pour la lancer à l’eau; car elle ne devait toucher terre qu’après avoir été lancée ou consacrée à la mer. Ils ne recevaient pas un ami, sans avoir, préalablement, offert aux dieux une partie de l’ordinaire qu’ils vouaient lui présenter; et pas un étranger, sans leur consentement. Chez eux, point de danses, point d’exercices, point de plaisirs, point de réjouissances publiques ou privées sans l’approbation des dieux. Il n’est pas jusqu’aux étoffes qu’ils fabriquaient, aux présents qu’ils recevaient, dont une partie ne d^ût leur être offerte. En fin, craignant toujours et rencontrant partout leurs divinités, ils ne vivaient ou n’agissaient que sous leur influence: et quoi qu’un tel système ne dirigeât ni leurs mœurs, ni leur morale (car chez eux, rien qui ressemblât à la morale et aux mœurs), toujours est-il certain qu’il n’y eut jamais, dans aucun pays , de religion plus positivement dominante que celle de ces îles et qui, plus qu’elle, liât l’homme dans toutes les circonstances de la vie.”
PANTHÉON
La mythologie polynésienne, extraordinairement riche, nous révèle l’existence d’une multitude de dieux, de demi-dieux, de héros et de génies. Peu d’entre eux recevaient, un culte public; mais des légendes, des généalogies, des hymnes en ordonnaient la classification, en racontaient les aventures, en décrivaient les mœurs. Tout cela si confus, si mêlé, qu’il est difficile d’en prendre une claire vue d’ensemble. Nous avons l’impression de nous mouvoir dans un panthéon en évolution. On y devine des mouvements de dieux d’origine mythologique en train de céder la place à des esprits inférieurs, héros déifiés ou ancêtres vénérés, tous à antécédents humains, en voie d’ascension — et vice versa. Par ailleurs, la dispersion des populations aidant à leur isolement, on voit beaucoup de notions dont on soupçonne l’identité foncière, prendre, selon les archipels une coloration différente, se confondre, se contredire même. Taaora occupera à Tahiti la place d’Io en Nouvelle-Zélande. Ka s’empare, à Hawaï, du protectorat des forêts, normalement réservé à Tane. On ne peut donc guère donner sur le sujet que des vues rapides, fragmentaires, et seulement susceptibles de fournir une idée de la complexité de la mythologie du pacifique polynésien, une des plus élevées du monde.
Transcendant la foule multiforme du panthéon polynésien, apparaît Io. Comme il était inconnu de la grande foule maorie, qui en ignorait parfois jusqu’au nom, longtemps il resta insoupçonné des européens. Aucune statue, nul culte public, nul sacrifice n’en trahissaient l’existence. Seuls les prêtres du whare kura, quelques chefs de haut rang, se passaient secrètement la notion de son existence, de ses prérogatives, de son culte. On ne l’invoquait que pour des affaires importantes, dans un magnifique langage archaïque, difficile, pour nous, de traduire exactement. Une litanie de douze noms donne une idée de ses qualités essentielles. “Io le grand! dit-elle, Io l’éternel! Io l’inchangeable! Io la source de toutes les connaissances sacrées et secrètes! Io l’auteur de toutes choses! Io l’ingendré! Io au visage caché! Io la source de la vie! Io le plus élevé des douze ciels! Io qui écoutes les causes justes! Io qui retiens (le mal)! Il est certain que nous retrouvons là tous les caractères d’un grand dieu, dans une mythologie très articulée. Io n’est du reste pas un atua, un dieu, c’est l’essence suprême, au nom ineffable, préexistante à la création. C’est de lui que naitront le ciel, le ben; de lui que naîtront les soixante-dix atua supérieurs. Cette conception si élevée, d’une cohésion si poussée , n’a pu être conservée que grâce à un ésotérisme assez strict et dénote une très lointaine origine. Des linguistes ont voulu voir en Io une contraction de Yahweh, contraction qui a en sa faveur une phrase de Renan et, contre elle, l’ignorance où nous sommes encore quant à l’origine des Polynésiens. Io est spécifiquement Maori, mais on en découvre des traces très nettes à Tahiti où, comme à Hawaï, le mot signifie: le coeur, la moelle, l’essence intime d’une chose. Io possède également dans toute la mythologie et le culte des Polynésiens, une place de choix. Sous le nom de Tangaloa, à Samoa, ou de Taaroa, à Tahiti, il est exalté par les chants de la création, comme le créateur du monde. Ailleurs, c’est la mer, où il s’est réfugié à la suite d’avatars célestes, qui est devenue son domaine. Tout ce qui vit dans l’eau est enfant de Tangaloa, ainsi promu à la dignité de protecteur des pêcheurs.
Parmi les atua supérieurs nés de Io , la trinité Tane, Tu, Rongo se retrouve presque identique à Hawaï et en Nouvelle-Zélande. Elle occupe, ici et là, l’échelon suprême de la hiérarchie sacrée. Dans toute la mythologie maorie, Tane — le mot signifie “homme” — est le générateur originel, le principe mâle et vivifiant des choses et des hommes. Il reçoit le souffle vital de Io, mais c’est lui qui l’introduit dans les narines de l’image terrestre façonnée par ses mains et qui, dès lors, commence de respirer et de vivre. C’est en tant que principe mâle que Tane est souvent représenté sous la forme d’un Tiki, ornement de jade ou statue de pierre mais, toujours, symbolisant une puissance créatrice. Dans le nord de la Nouvelle-Zélande, d’un arbre séculaire l’indigène disait: “Voilà Tane, notre ancêtre!” Considéré sous cet aspect, il sera le protecteur de tous les instruments en bois et vénéré sous forme de haches. Dieu de l’abondance, Dieu des forêts, Tane est aussi par analogie, Dieu du jour naissant, le Dieu du Soleil. Lié à des idées de pluie et de tonnerre, Rongo nous est représenté par les mythes maoris, au moment de la séparation du ciel et de la terre, comme le possesseur du kumara, de la patate douce. C’est le Dieu de l’agriculture. Son équivalent hawaïen, Lono, est le dieu des moissons; la pluie vivifiante est sa bénédiction. On lui offre les premiers fruits des cultures. Le retour périodique de son culte impose une trêve pacifique aux chefs sans cesse en guerre. Parce qu’il aborda à Hawaï vers le temps de l’année où l’on célèbre Lono, Cook fut d’abord pris pour une manifestation de ce dieu et reçu comme tel avec les plus grands honneurs. Rongo, protecteur de la paix, est le dieu de la gauche du corps. Par contre, Tu, à qui on dédie les expéditions belliqueuses. Tu, le dieu de la guerre, représente la partie droite du corps, celle qui brandit la lance et qui frappe dans le combat.
A côté des Dieux, se tient une déesse. C’est Hina. Hina, la première femme, est un des personnages les plus populaires de la mythologie. Elle est la déesse de la lune et préposée, à ce titre, à toutes les activités féminines.
Sous ces grands dieux, on pourrait citer par centaines — le seul groupe de Tahiti compte trois cent soixante-dix divinités à attributions spéciales — des noms de dieux inférieurs auxquels une île, une vallée, une simple famille, une corporation rend un culte. À Tahiti, chaque métier à son dieu. Les artistes, tatoueurs, chanteurs, danseurs chorégraphes, dramaturges… ont le leur. D’autres président aux professions : Il y a le dieu des couvreurs, des constructeurs de maisons ou d’embarcations. D’autres président aux jeux: combats de coqs ou nage sur les eaux. Hiro est le dieu des voleurs.
Il y a aussi ceux qui sont plutôt des héros que des dieux; Ainsi Maui. “Maui va lancer sa pirogue. il est assis dans le fond. L’hameçon pend du côté droit, attaché à sa ligne, avec des tresses de cheveux; et cette ligne et le hameçon qu’il tient à la main, il les laisse descendre dans la profondeur et l’immensité de l’univers pour pêcher le poisson (la terre)… Il la tient à la main… elle est prise à son hameçon. Maui s’est assuré le grand poisson nageant dans l’espace et qu’il peut maintenant diriger à sa volonté.” Ainsi apparait Maui, qui vole le feu des dieux, arrête le soleil et en règle le cours. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, on ne rencontre presque aucune représentation figurée des grands dieux. Cette absence de grzndes sculptures religieuses publiques est même caractéristique de l’ensemble Polynésien; Par contre, les dieux inférieurs sont matérialisés de manières très diverses; leur figuration varie avec les religions, en fonction de la place, le plus souvent modeste, occupée par la sculpture dans les différents archipels. Cela va du simple bâton à la tête sculptée, aux tikis de Nouvelle-Zélande; des prodigieux masques de plumes ou sculptures hawaïennes aux plus grossières effigies des Marquises. Samoa et Tonga sont beaucoup plus pauvres en divinités figurées qui, parfois , prennent des formes animales: lézards, rats, requins et oiseaux. Le tiki de la Nouvelle-Zélande, ce pendentif de jade représentant un monstre à tête penchée et à la langue pendante, porté par les enfants ou les gens nobles, n’est qu’un ornement privé et individuel. Les dieux de la famille Pomaré, tels que la gravure de garde d’un ouvrage américain du début du XIXe siècle nous en a conservé l’image, ne sont pour la plupart que de simples morceaux de bois enveloppés de cordonnets qui retiennent quelques touffes de plumes, ou de médiocres sculptures anthropomorphes. Il ne s’agissait pas, du reste, à proprement parler d’idoles. “Ces images n’étaient que le tabernacle où se déposait ce qui représentait partout les dieux, les plumes rouges et autres objets analogues, seuls symboles véritables de la divinité.” Le dieu est rarement présent, et il ne “tombe”, il ne “descend” que lorsqu’on le prie; le reste du temps, la pierre ou le bois n’ont rien de particulièrement sacré ou redoutable.
INSTITUTIONS MORALES ET RELIGIEUSES
Traitant des religions de l’archipel Paumotu, un observateur moderne a pu écrire: “J’ai cherché dans ces religions quoi que ce fût qui ressemblât à un principe de morale et je ne l’ai malheureusement pas trouvé. Sans doute, plusieurs d’entre elles avaient des prescriptions qui pénétraient divers actes de la vie des Paumotu, mais elles ne s’occupaient jamais de la conduite de ces insulaires envers leurs semblables.” J.G. Frazer lui-même déclare quelque part qu’on chercherait en vain chez les Maoris la notion de péché ou de pardon. Il semble au contraire, à M.Marcel Mauss, qui, les années d’avant la guerre, dans ses cours au Collège de France, étudia longuement la notion de péché chez les Maoris, que la conscience morale, le sentiment de la loi et la crainte de la transgression, la nécessité d’une certaine satisfaction lorsqu’elle a été violée, sont chez eux des conceptions très profondément ancrées. D’après cet éminent professeur, les notions morales, chez les Maoris ont même trouvé pour s’exprimer tout un vocabulaire abstrait. Tika, c’est ce qui se tient droit, le kumara qui pousse bien, l’arbre dressé d’une seule venue vers le ciel, le trait visé juste, le sentier direct, par opposition aux chicanes du pah. C’est, enfin , l’ordre auquel obéissent toutes choses, les astres comme les homme, ainsi donc ce qui est régulier: le costume, la loi. À l’opposé de cette idée de tika, plusieurs concept. Les missionnaires, auteurs des premiers dictionnaires, ont peut-être traduit un peu hâtivement hara, par péché, attribuant à ce mot une signification précise qu’il ne saurait comporter. Hara dit un état mauvais provenant de la perte de la puissance psychique à la suite d’un rapport avec des influences contaminantes ou destructrices: transgression d’un tapu, manque de respect dû à des personnes sacrées, contact d’objets souillés ou d’êtres morts. Kino est, plutôt, un péché contre l’étiquette, la coutume, le savoir-vivre vis à vis des chefs. He s’oppose plus directement à Tika et signifie la faute dans la mesure où elle est une erreur pratique, un manquement aux choses politiques. Ainsi se détermineraient, d’après les notions de kino, de he et de hara, trois zones principales dans la conception maories: une morale tribale, une morale aristocratique et, enfin, une morale plus proprement religieuse, ayant pour objet propre le respect dû à la sainteté du mana, tant pour ceux qui en possèdent que pour les hommes qui, bien qu’étant dépourvus, doivent néanmoins entrer en relations avec des personnages sacrés.
C’est cette dernière qui nous intéresse plus directement. Nous y insisterons quelques peu pour présenter une vue plus précise de la mentalité religieuse du Polynésien. Aussi bien, rentrons-nous ainsi dans un des éléments les plus caractéristiques de son culte: le rattachement du culte et de la mythologie avec l’organisation aristocratique. Nous sommes, en effet, dans une société essentiellement répartie en classes, avec une aristocratie dominante, des plébéiens, des esclaves. Le chef ariki, peut accidentellement participer à la puissance sacerdotale, être un akariki taura, un roi prêtre (Gambier) et le prêtre, le tohunga, peut être un chef; mais toujours, le chef possède une position rituelle active de droit ou de fait. C’est un être essentiellement sacré. Toutes les familles royales de Samoa, de Hawaï sont divines. De là nait un droit au tapu. Le tapu pèse, certes sur tout Maori libre de la naissance à son dernier souffle. Sa mort, ses ossements créeront encore autour d’eaux des zones d’interdits redoutables. Mais ce tapu ne s’appesantit pas également sur tous. Plus un homme est d’un rang élevé, plus il a de tapu. Alors que les esclaves, être spirituellement dégradés, n’en possèdent que le minimum nécessaire à l’existence matérielle, le chef est un être extraordinairement saint et vénérable. Intermédiaire entre les hommes et les dieux, descendant des dieux, de nombreux rites — à Samoa il se mariait parfois avec sa soeur pour conserver la pureté du sang — des consécrations, des charmes, toute une éducation ont porté à sa plus haute puissance son mana, qui est considérable. Il lui est défendu de toucher des nourritures cuites, c’est-à-dire mortes. Il doit manger seul. Sa tête est particulièrement respectable. Seul un tohunga de haut rang, avec d’infinies précautions rituelles, peut lui couper les cheveux. Son nom, donné à quelque objet que ce soit, le rend sacré et interdit. Son ombre ne doit frôler qui que ce soit. Les restes de sa nourriture feraient mourir celui qui par hasard y porterait la bouche. A Samoa, un vocabulaire spécial lui est consacré. Tout ce qui regarde sa personne, ses actions, ses pensées exige des termes nobles. Les objets qu’il touche prennent des noms spéciaux que tout le monde doit connaitre. Pour annoncer sa mort, un orateur parlera dix minutes sans prononcer une seule fois le mot ordurier o le oti; on parlera de la “transformation”, du “déplacement” de Sa Majesté, ta paau o le logi. Ces impressionnantes consécrations sont l’extériorisation de son rang suprême dans les choses sacrées. Un homme ne peut prononcer de tapu que dans les proportions de son mana personnel. La grande question pour lui est de vivre incessamment à cette hauteur. Il faut qu’il sache ses ancêtres, sa généalogie, qu’il observe scrupuleusement une étiquette, rende les dons avec magnificence (potlach), veille, en un mot, à ne rien laisser perdre de son mana. Car son tapu, ceux qu’il a le droit de s’imposer, ne sont rien moins que les caprice d’un homme qui se réserve la meilleure et la première part, prescrit ou proscrit selon son bon plaisir. Le tapu c’est l’ordre, et cet ordre, dont il est le représentant suprême, il en est aussi le premier prisonnier. La tête du chef est aussi sacrée pour lui-même que pour ses sujets. Il ne peut se la toucher du doigt sans être obligé de porter immédiatement ce doigt à son nez et d’aspirer ainsi par les narines la sainteté qu’il avait enlevé à sa tête en la touchant. Un feu sur lequel il a soufflé, une braise dont il a usé pour allumer sa pipe, sont impropres à un usage commun et tueraient leurs usagers.
le tapu — pour autant que l’on puisse définir en quelques lignes une institution polymorphe — c’est donc avant tout l’ordre, plus exactement, l’attention imposée par la loi religieuse pour maintenir les distances entre les individus du commun et ceux qui jouissent de pouvoirs supérieurs; l’état où se trouve la collectivité ou l’individu qui ne veut pas laisser se dégrader ou se perdre sa sainteté. Le tapu, dit Gudgeon, c’est le “contraire de respirer librement, c’est le monde de l’arrêt et de la rétractation”, celui des interdits rituels de tous ordres, interdits alimentaires, linguistiques ou sociaux: “Une inhibition collective, correspondant à une concentration sur un objet qui est en état de consécration”, définit de son côté M.Marcel Mauss.
LIEUX DE CULTE
Toute la Polynésie connait des lieux sacrés destinés à l’accomplissement des cérémonies à coloration religieuse. Le whare cura des Maoris., la maison où les anciens Hawaïens dansaient, le hula, le hangar sous lequel les pêcheurs samoans resserrent leur pirogues sont des endroits consacrés, érigés selon certain rites, ou sur des tombes de chefs, et qui, parfois, possèdent une table de sacrifice et des représentations sacrées. Mais, pour des raisons que l’ont discerne mal, c’est surtout dans la Polynésie du Nord, dans le groupe des Marquises et des îles de la Société, que l’on rencontre le marae, construction religieuse caractéristique de cette civilisation. Le marae tahitien est un temple à ciel ouvert. C’est une espèce de terrain débroussaillé, aplani, parfois surélevé et pavé; une sorte de terrasse rectangulaire qu’entour une murette bâtie de blocs coralliens ou de pierres tirées de la rivière voisine, fort grossièrement taillées et assemblées à joints vifs sans ciment. A l’intérieur de cette plate-forme, à l’une des extrémités du rectangle, un assemblage monumental de pierres affecte toujours une formes géométrique: c’est le plus souvent une pyramide à gradins, que les voyageurs, frappés par sa masse imposante; dénomment en général, et d’ailleurs improprement, l’autel. Cet “Autel” l’ahu, est la partie principale du marae. Il est toujours libre et nu, personne n’y monte hormis les gens inspirés et le porteur de l’idole. L’ahu est la place réservée aux dieux, leur trône, leur piédestal. La grande idole du mara est le dieu du chef: une pièce de bois spécial, mais non travaillé, qui, roulée dans les étoffes les plus précieuses, surmontée de plumes d’oiseaux les plus rares, présente l’aspect d’un homme empaqueté. Sortie pour les cérémonies, l’idole est logée dans une maisonnette souvent construite dans un coin de la cour. Cette cour contient également un fatarau, sorte de plate-forme en bois, grande claie supportée par des pieux sculptés, où sont exposées les offrandes et les victimes; de ci, de là, des pierres levées: elles marquent les emplacements des différents personnages de la famille propriétaire ayant droit de pénétrer sur le marae. La cour renferme encore un charnier, tu ruma, sorte de trou à immondices, où achèvent de pourrir, en dégageant une odeur repoussante, les os des victimes er le restes des offrandes. De petits édicules s’élèvent çà et là destinés à loger les idoles et leurs gardiens. Les arbres dont on entourait les marae et ceux qui y poussent parfois sont d’une éspèce particulière: le tamanu, le miro, l’aito, sur-tou était prisé, dont les branches, traversées par le vent, produisent un fort sifflement qu’on attribuait aux dieux… Propriété de famille, il y a des marae de toutes tailles, bien que construits presque toujours sur le même type. Les premiers voyageurs à Tahiti, Cook, Banks, Wilson, sont restés dans l’admiration de celui que, vers 1766, Parea construisit pour son fils Tereirere. Le marae mahaiatea, à Tahiti, mesurait en effet 89m. de long, 24m. de large et les onzes gradins de sa pyramide atteignaient plus de 15m. de hauteur. Il est possible que la présence de ces dimensions vraiment cyclopéennes, supposent une certaine relation culturelle avec l’Amérique Centrale. Il est possible que des Américains aient échoué quelque jour dans des îles de la Polynésie orientale ou que des indigènes aient ramené avec eux, des côtes américaines, quelques maçons dont la présence expliquerait ces monuments qui surgissent, assez surprenants, dans une air restreinte du Pacifique.
LES PRÊTRES
Le prêtre est le gardien naturel du marae. Chargé de faire la liaison entre les puissances supérieures et le peuple, il y offre des sacrifices, y reçoit et y exécute les ordres des dieux, y délivre des messages, des oracles. Les Maoris parlaient de leurs tohunga avec un singulier respect. Le tohunga maori est un homme qui, en quelque technique que ce soit, s’est rendu un maitre par l’habileté manuelle, la science et le don de commandement. Le tatoueur marquisien ou samoan, le charpentier des îles Cook étaient chargés, en même temps que de l’exécution technique, de la direction cérémonielle de leur profession. Le tohunga atua est donc un expert sacerdotal, un maitre de la technique des choses sacrées, le chef religieux de la communauté. Il sait rendre noa les personnes ayant violé quelque tapu; indique les temps des cultes et des cérémonies religieuses, l’opportunité des expéditions maritimes ou des entreprises guerrières. médecin , l diagnostique la maladie et prescrit des soins appropriés. Les prêtres de plus hauts rangs, les tohunga ahurewa, par exemple, qui sont les prêtres d’Io et en accomplissent les rites secrets, possèdent des pouvoirs particuliers sur les éléments et les phénomènes extraordinaires de la nature: arcs-en-ciel, halos lunaires, éclipses… Le sacerdoce n’est pas, en droit, héréditaire. Le candidat est choisi à cause d’une certaine désignation surnaturelle — don de double vue, exploits extraordinaires (marquises) — ou en raison de son rang social — les jeunes frères du chef ou quelque autre représentant de l’aristocratie. Une solide mémoire, un talent de récitation hors pair sont également d’excellentes recommandations. Une mémoire impeccable, chez une population ignorante de l’écriture et très formaliste, est en effet essentielle pour recevoir et très formaliste, est en effet essentielle pour recevoir et transmettre les traditions, les mythes et tout le formulaire rituel. Car il va de soi que tout l’enseignement est oral. les premiers tohunga maoris qui surent écrire se refusèrent à transcrire cosmogonies et prières. Ils s’étonnaient qu’un livre aussi sacré que la Bible fut, par l’impression, mis à la portée de tous. Orale, cette tradition est également secrète. Elle se divise en plusieurs degrés: le kauwae runga — la mâchoire supérieure — et le kauwae raro —la mâchoire inférieure — l’une représentant les connaissances des choses célestes — les dieux suprêmes, les mythes, la cosmogonie — l’autre traitant des sciences terrestres: histoire de la race maorie, de ses migrations, des généalogies, de l’histoire tribale, etc. On parle aussi, à la manière de l’Inde, des trois paniers de la connaissance placés par Tane dans la whare kura originelle, située dans le plus élevé des douze ciels, sur le chemin qui conduit du soleil au ciel, panier dont les richesses mystiques sont successivement ouvertes aux candidats. L’enseignement a lieu dans une maison particulière, whare kura, construite rituellement par les néophyte, extraordinairement sacrée, prohibée qu’elle est tout ce qui est noa — des femmes aux nourritures cuites — et dans laquelle ils ne pénètrent que nus. Il y a probablement quelques lointains rapports ente la maison des hommes, si caractéristique de la Mélanésie, et cette maison où s’instruisent les futurs prêtres pendant les six mois de l’hiver austral, de mai à octobre, selon un emploi du temps méticuleux, symbolique et sévère. La journée commence par l’attente du premier rayon de soleil qui est salué par des hymnes et des prières de la pus haute inspiration religieuse. “O Io! Chasse l’obscurité! Que ta lumière bientôt baigne nos esprits, comme nos corps l’eau de la rivière! Donne-nous le don de la prière! Fais-nous devenir tes hérauts et tes orateurs! Fais-nous entrer jusque dans les profondeurs de la connaissance, O Io, au visage mystérieux! Qu’elle pénètre dans la plus secrète oreille de tes néophytes, tes enfants, cette connaissance qu’ils désirent! Jusque dans les plus intimes racines de leur esprit, au tréfonds de leur coeur! O Io, le sage! O Io, le maitre de la connaissance! O Io, l’incréé!” Assis, le jour, sur les dalles sacrées du whare kura, dalles dont la position indique le degré d’instruction atteint, ou en se promenant dans les bois, de nuit, les candidats reçoivent de leurs maitres tout le trésor religieux de la tribu: une abondante tradition métaphysico-mythologique. Il s’agit non seulement d’acquérir la connaissance des textes, des généalogies, des chants, des charmes, mais encore de savoir les réciter de la manière voulue, d’une seule émission de voix, avec les intonations et les gestes. À la fin du cours, une sorte d’examen est passé. Moerenhout, une fois encore, a très bien rendu la scène: “Le moindre mécompte, la plus légère hésitation faisant non seulement refuser (le candidat) avec dédain, mais encore huer par le peuple et les examinateurs. Toute erreur, toute maladresse était de mauvaise augure. En revanche, une connaissance parfaite de ces examens et de ces chants sacrés n’élevait pas seulement l’heureux adepte aux premiers honneurs parmi les hommes, mais encore en faisait un être sacré pour tous et un favori des dieux”. c’est vers cette époque que le jeune initié mordra son instructeur ou, bouche à bouche, respirera son souffle, de manière à recevoir de lui communication de son mana, de sa force psychique. Aux Gambier, c’est le dieu lui-même qu’on communique, en un cérémonial décrit dans le Mangavera du Père Laval. “L’initiateur prenait un morceau de fruit à pain fermenté et cuit sans avoir été pétri qu’il mêlait à de la crème de coco également cuite; puis,… il récitait debout l’invocation appelée touma… Il prenait une boucée de cet aliment, la mâchait et la donnait aux initiés les uns après les autres. À chaque initié qui recevait une bouchée, il disait: “Reçois Tu!”, et l’initiateur se sentait alors sous le coup de l’inspiration et poussait des cris prononçant avec volubilité le nom du dieu Tu. —”Reçois Te Agiari!” “Reçois Ruanuku!… Reçois Tahiri!… Reçois Ma-ruporuanuku!” etc… Puis, il disait à chaque initié: “Cette nourriture est l’aliment du Taura; c’est la nourriture qui le soustrait à toute puissance séculière. Si tu corresponds à ce qui t’est communiqué, tu vivra; si n’y corresponds pas, tu mourras, tu seras jeté au four sur la plage de Te tehito, pour disparaitre ensuite à jamais dans les abîmes dits Haka-rapurapu”.
Les sujets jugés dignes de reçoivent une pierre sacrée, symbole de leur intronisation au nombre des tohunga. Une sorte de baptême leur est conféré, les tapus sont enlevés au cours de cérémonies, les vêtements normaux sont revêtus. Une dernière exhortation du prêtre: “Oh, mon frère! Retiens soigneusement les traditions sacrées que je t’ai apprises! Tes ancêtres les ont conservées à l’intérieur de la maison de la connaissance sacrée! Si quelqu’un osait la répandre, que le soleil le dessèche! Que la lune… Ce n’est pas moi qui les condamne, mais Tane, notre père, la source de toutes nos traditions sacrée”. À côté des prêtres, un inspiré se rencontre, qui joue un rôle caractéristique dans la vie religieuse du polynésien et y tient une place à part. Il ne nomme Kaula à Hawaï, Taula à Samoa, Taura Aux Gambier, Taua aux Marquises. C’est le prophète. Son attribution est, avant tout, d’être l’interprète de dieu, sa voix, son image animée. Il le manifeste parfois directement dans des crises véhémentes de possession et, parfois, traduit plus simplement ses intentions par l’interprétation des rêves ou celle des mouvements des animaux sacrées. Aux Marquises, c’est dans un lieu sacré, toujours la nuit, le plus souvent durant son sommeil, que le taua entend venir le dieu. “Le dieu tombe”, dit-on. Sa descente est accompagnée d’un bruit tantôt léger, mais toujours singulier. Au début de la possession, le taua devient triste, tremble de tout ses membres. Dans cet état de transe, il s’empare d’un bâton spécial, le hoto, et parcourt le pays comme transporté par une puissance invincible. Ses serviteurs, les moa, l’entourent et veillent à ce qu’on ne fasse rien qui soit susceptible de lui nuire. Le safran et l’huile de coco ne doivent pas le souiller alors. Ayant erré ainsi, et porté la terreur sacrée de sa présence ici et là, il rentre sans sa vallée et monte sur son meae, où ses serviteurs vont lui construire une case de feuillage. C’est sur ce lieu consacré qu’aura lieu la crise finale. Il se roule par terre avec frénésie, bondit et donne des signes de la plus totale fureur sacrée. Alors le dieu fait connaitre ses volontés. (Cela n’est pas sans rappeler la théomorphose similaire retrouvé dans le culte vodou NDLR). Au paroxysme de son agitation et de son délire haletant, dans un langage rempli d’archaïsme et d’obscurité, par phrases hachées, le taua délivre son terrifiant message: “Il faut des victimes humaines!… Il en faut tant!… Vous les trouverez dans tel district!…” Au sein de ce délire, son langage est grave, imposant, son éloquence persuasive. Le retour au calme s’effectuera progressivement. Le taua fixera alternativement un objet sacré et les objets environnants. Bientôt le dieu le quittera. il sera redevenu un homme normal, semblant à peine se souvenir de ses commandements sanguinaires. Regardés comme des messagers des volontés des dieux, ces prophètes sont très appréciés des communautés qui les possèdent et les entourent d’un respect mêlé de terreur. Il sont très tapu. “Ce n’est pas que personnellement ils soient très cruels”, écrit un des premiers missionnaires des marquises. “nous avons reconnu à quelques-uns une douceur de caractère qui aurait pu les rendre sympathiques, mais la religion qu’ils représentaient voulait qu’ils trouvassent immédiatement consacrés, hihi, et, par conséquent, dignes de mort, tous ceux qui passaient sur leur ombre, sur leur natte, sur le lieu où ils rasaient leurs cheveux, sur l’eau à leur usage, sur le bois destiné à la construction de leur case… ceux qui cherchaient à séduire leur femme ou prenaient les fruits qu’ils s’étaient réservés… On ne s’asseyait jamais à l’endroit où un grand taua s’était assis ; on ne recevait rien de leur mains.” Le respect qu’on rendait à ces inspirés était tel qu’ils pouvaient même passer dans une vallée ennemie sans que personne osât les toucher. Ces délires prophétiques étaient souvent provoqués, dans la Polynésie à Kava, par une absorption de ce breuvage qui excitait les taua; ailleurs, principalement en Nouvelle-Zélande, ils y parvenaient grâce à une certaine concentration d’esprit, obtenue par une fixation du regard sur les dents de baleines ou autres objets sacrés, sur la surface brillante d’un vase rempli d’eau. C’est alors que le prophète, moins excité, plus savant, devient, comme chez les maoris, un devin, le médium des dieux. Il tient une grande place chez gens dont toutes les activités, personnelles ou collectives, sont dominées par des présages à interprétation correcte de sa vision. Les “voix des dieux”, sont innombrables: les astres, l’état du ciel, le chant des oiseaux et la démarche des animaux sacrés, les rêves, les mouvements du corps humain en sont les principaux. Le devin, lorsque ces signes font défaut, en provoque d’autres. Ainsi fait-il parler l’eau et le feu, les bâtons sacrés ou le cerfs-volants; ainsi interprète-t-il le balancement d’une lance fichées dans le corps d’un esclave vivant ou étudie-t-il les phénomènes insolites. Parfois c’est à l’état de veille que parlent les devins possédés par le dieu. Souvent les oracles parviennent à la connaissance des devins sous la forme de chants que l’on adoptera, pour la guerre ou quelque expédition, et que l’on chantera avec ces gestes de rythmique féroce, ces langues tirés et ces gesticulations, si chère aux Maoris.
LA VIE PSYCHIQUE
Pour le Maori, la nature humaine est composées de l’union d’éléments supérieurs et d’éléments inférieurs. La nature supérieure de chaque homme comprend: 1) Un principe vital individuel, mauri, qui ne saurait quitter le corps et meurt avec lui. Ce principe manifeste la vie divine, ora, et la puissance, mana. 2) Le hau, personnalité vitale, existence physique; Pendre le hau de quelqu’un c’est le faire mourir. Les choses ont un hau. 3) La connaissance céleste: vananga. Tous ses éléments sont indépendants , et proviennent du royaume de la lumière, ao. Les éléments inférieurs proviennent au contraire du royaume des ombres, po. Ils comprennent: 4) L’âme individuelle, wairua, qui est l’ombre, l’image immatérielle. On dit aussi ata, forme, figure, et qui est un mot qui signifie justement l’ombre dans certains dialectes mélanésiens. 5) La forme spirituelle, kehua/. 6) Tino, la personnification physique. Le schéma ainsi établi par un européen, et que j’abrège (certains de ces mots ont dix-huit sens), peut être présenté comme le plus poussé des essais de représentation spirituelle. Toute la Polynésie le connait, avec des variantes locales. Le mot wairua se retrouve sous la forme wailua, à Hawaï, sous la forme varua, à Tahiti. On dit ukane aux Marquises, mot compris dans le sens d’âme à Hawaï, à l’île de Pâques, et qui est peut-être une ancienne forme; Mais qu’entend l’indigène par cette âme, cette personnalité vitale, ce souffle, cette image dans l’eau? Quelle en est la nature, spirituelle ou matérielle? Elsdon Best qui s’est parfaitement assimilé à la mentalité maorie, répond: “Les termes indigènes désignent à la fois des représentations matérielles de qualités immatérielles, et des représentations immatérielles d’objets matériels.” Matérielle ou spirituelle, l’âme imprègne tout le corps et continue de résider dans chaque partie, même séparée: cheveux, ongles, dents, sécrétions et excrétions. Il est donc très dangereux de laisser tomber entre les mains de n’importe qui ces parties de soi-même. Cette croyance explique également les interdits extrêmement sévères placés sur les ombres des chefs et des prêtres. Mais certaines parties du corps sont censées plus riches que d’autres en substance spirituelle et inspirent, à cause de cela, plus de respect. Les Maoris localisent d’ordinaire le wairua dans la cime du crâne. Selon eux, le wairua s’introduit dans la matrice de la mère au moment de la conception. On dit chez eux d’un enfant avant sa naissance qu'”il est silencieux à Hawaïki”, la maison des ancêtres et le lieu départi aux âmes des morts. L’idée de la réincarnation apparaît donc très nettement. Elle est, en effet, assez fréquente en Océanie. Un ancêtre réapparaît dans un enfant.Cela explique les ressemblances; On retrouve également cette coryance dans le nom obligatoirement donné aux enfants, lorsqu’il existe des listes généalogiques d’apparence cyclique. L’âme, le wairua, peut quitter le corps. Celui lui arrive surtout pendant le sommeil. Les Polynésiens sont très attentifs à ne pas réveiller brusquement un dormeur, de crainte que la substance vitale ait du mal à retourner dans son corps avant que la conscience ne revienne à l’endormi, ce qui serait un désastre. Le waiura des Maoris est, lui aussi, actif et volage, mais jamais agressif, sauf dans le cas des aveugles dont l’esprit, n’y voyant pas, peut nuire. Mais, en général, le wairua cherche plutôt à se rendre utile à son corps et, pendant ses absences, décèle les dangers qui le menacent , s’en va rendre visite au wairua d’autres dormeurs, ou celui des morts. La maladie est toujours considérée comme une absence de l’âme. Pour éviter ce départ intempestif, chez les moribonds et chez les évanouis, on bouche avec soin toutes les issues du corps: narines, bouche, oreilles, etc. Si la maladie s’accentue, on sacrifie pour rappeler l’âme; les sorciers travaillent, un des parents moribonds est désigné pour lui faire ds insufflations qui doivent lui redonner la vitalité. Éternuer dans ces circonstances, est une catastrophe ; bailler est, au contraire, considéré comme de bonne augure: L’âme réintègre son corps.
LA MORT
Elle provient de l’absence prolongée et définitive de l’âme hors de son corps, car on ne meurt pas de mort naturelle. Le décès est toujours provoqué par une cause hostile: vengeance d’ennemis, mauvais sort, etc. Que devient cette âme? D’après les gens des Paumotu, par exemple, selon caillot, “l’âme entreprenait un voyage lointain, durant lequel elle devait renverser des obstacles de toute nature, avant de parvenir à sa nouvelle et dernière résidence. Aussi ses parents devaient-ils, sous peine d’encourir sa vengeance, lui fournir tout ce qui était nécessaire à son voyage posthume. “Sa dernière résidence était voisine des régions où le soleil se couche, mais en bas, dans les entrailles de la terre d’Hawaïki, d’où était venus ses ancêtres. La terre d’Hawaïki était en effet le commencement et la fin, le pays d’où étaient sortis les ancêtres des Polynésiens et où retournaient les esprits des morts. Il paraît que c’était une terre immense qui renfermait plusieurs régions. La plus vaste état celle de la nuit (Pô), située au centre de cette terre. Elle comprenait deux contrées bien distinctes, celle de la bonne nuit (Pô-Porutu), et celle de la mauvaise nuit (Pô-Kiro)… Ces deux contrées renfermaient tout ce que l’on rencontre dans le monde réel. Mais la première possédait un beau lac aux eaux calmes et bleues, tandis que la seconde n’avait qu’un affreux étang de feu à l’état liquide… Les deux contrées étaient d’après les Paumotu très peuplées; mais la dernière l’était beaucoup plus que la première, parce qu’elle était la demeure principale des âmes des morts. Les Paumotu s’y rendaient presque tous après leur mort, pour y retrouver leurs ancêtres et y tenir compagnie aux dieux de la Mauvaise-Nuit. Tous y menaient le même genre de vie qu’autrefois. Ceux dont la tombe avait été abandonnée par leurs parents erraient sans abri et en proie aux souffrances de la faim et de la soif. “Comme on le voit, les Paumotu admettaient, dans l’au delà , deux mondes en antagonisme, celui de la lumière et celui des ténèbres, celui du bien et celui du mal: ils comparaient le premier à un paradis (paparagi) et le second à un enfer (kororupo); mais ils les mettaient tous les deux sous les îles de l’Océan Pacifique, sous la mer, dans la terre d’Hawaïki, qu’ils surnommaient pour cette raison la terre d’en-bas.” De son côté, le corps du mort était l’objet de très nombreuses cérémonies. Il s’agissait, avant tout, d’aider l’âme à passer d’un monde dans l’autre. A cette fin, des journées durant, les parents et les amis du défunt, réunis dans une douleur qui se manifeste par des pleurs, des déclamations louangeuses et des lamentations parfois d’un grand caractère lyrique, s’efforcent de l’aider dans son nouvel état. On lui offre des nourritures. On écarte de lui les influences maléfiques par des danses. On détruit, en signe de deuil et pour qu’ils lui soient utiles, une partie de ses objets personnels. Sauf à Tonga et à Samoa où l’on enterre les morts, les funérailles ont lieux en plusieurs phases. Pour les chefs une estrade d’exposition est batie sur laquelle le mort est exposé, entouré d’immenses bandes de tapa. Ce petit édicule est souvent abrité par un hangar en feuilles de pandamus dressé pour la circonstance. Des gardiens sont chargés d’habiller et de déshabiller le mort. Sur de petites estrades sont disposées des nourritures souvent renouvelées. Webber, le dessinateur de Cook, nous a laissé une magnifique gravure du tupapau de Waheiadooa, chef d’Oheitehepa. Le tupapau repose sur son lit de parade, entouré d’une palissade basse. Ce chef était exposé la depuis vingt mois. La cérémonie terminale, le relèvement des os desséchés et leur disposition définitive, voyait la réédition des grandes cérémonies qui avaient accompagné le premier enterrement. À Tahiti ,le principal deuilleur portait un costume fort impressionnant et décoratif, fait d’un diadème de plume de phaéton, d’un gorgeret et d’un hausse-col de nacre, d’un pectoral en paillette de nacre, d’une ceinture de tapa blanche et d’un tablier piqueté d’écaille de tortue. Il en existe quelques très rares spécimens, rarement aussi complets que celui conservé au British Museum, dont il est un des plus remarquables de richesses Polynesiennes. Par ce double enterrement, les rites funéraires de la Polynésie se rapprochent de ceux de l’Indonésie.
À mon ami Témauri